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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/287

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LES ANTIPODES

Sa fille partie, il tournait en rond, vaguement, un peu perdu dans cette solitude de la campagne, désorienté par l’immensité du paysage, étourdi par le silence parfait. Si parfait que par moments le silence même devenait perceptible à l’oreille étonnée : une espèce de bourdonnement, qui était simplement le bruit sourd du sang circulant dans ses veines et qu’il percevait pour la première fois.

Presque timidement, il ouvrait la porte latérale qui donnait sur les champs. Sous ses yeux le verger descendait en pente rapide. La plaine étale lui apparaissait par-dessus la tête frisée des pommiers en boule. Comme s’il eut été en avion, se figurait-il.

Il faisait quelques pas, des pas étonnamment silencieux sur le tapis des herbes tondues par la faux, parmi les roches erratiques qui parsemaient le verger. Il hésitait un moment, ayant ce jour-là été un peu plus avant, bien loin encore des limites de son domaine bref que pourtant il n’avait jamais exploré en détail. Aucun bruit ne lui parvenait, aucun du moins qu’il pût saisir. Mais il semblait que de partout surgît un bruissement musical, sourd et profond : du faîte des grands arbres montant à l’assaut de la montagne sous la coulée frémissante du vent ; du ciel au-dessus, où les hirondelles traçaient d’interminables entrelacs en criant d’une voix perçante la joie de vivre et de couver ; des herbes où les suisses gonflaient leurs bajoues en crépitant ; du chemin et des maisons et des bâtiments en contre-bas là où, collés à la terre, vivaient des hommes que l’on ne pouvait voir mais que révélaient par instants l’aboi d’un chien au passage d’un chemineau, le ronflement d’un moteur aussitôt assourdi, le cri aigre de la scie circulaire dans la planche, un refrain amolli par la brise qui le portait. Et, parfois, le cri prolongé : annonçant l’explosion d’une mine, dans ce coin du pays où l’homme, pour planter un pommier, doit détruire un quartier de roc.

Après l’éclatement, c’était, pour un instant, le silence étonné. Puis l’oreille percevait à nouveau le bourdonnement fait de la somme de tous les bruits indistincts ; cette sourde symphonie qui était l’unisson de toutes les voix menues, de tous les frémissements imperceptibles, de toutes les respirations, frêles comme celle de la fleur ou géantes comme celle du vent ; faite des terreurs, des joies, des appels, de la vie même des animaux, oiseaux, insectes, aulnes, herbes et mousses. Toute cette musique venait vers Robert Garneau immobile au milieu du monde des couleurs et des sons. Alors il rentrait à la hâte, comme s’il eût craint d’être vu. Comme s’il eût été pris en délit honteux par la vieille voisine qui derrière son rideau le surveillait probablement.