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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/306

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LE POIDS DU JOUR

en retraite, chauve, bedonnant et conteur d’histoires grasses, un monsieur Sam MacGuire qu’elle s’entêtait à appeler Samuel et qui était bien l’homme du monde en apparence le moins fait pour elle.

À vrai dire, elle n’était pas la seule qui se fût volontiers chargée de consoler Robert Garneau et qui eût chaussé les souliers de feu Hortense. Marthe Gaudet, par exemple. Elle avait fait des avances discrètes que Robert, point soupçonneux, n’avait pas vues. En désespoir de cause, elle avait été jusqu’à se faire embrasser et surprendre ainsi par des amies. Enfin elle avait manœuvré pour qu’il la conduisit dans quelques soirées et au cinéma dans l’espoir de le compromettre et de l’apprivoiser en même temps. Peine perdue. Il avait coupé court, sur une réflexion de sa fille :

— Dis donc, papa ! Je crois que mademoiselle Gaudet en pince pour toi. Tu sais, comme belle-mère !…

— Quoi ?… Mais tu es folle, Jocelyne. Qu’est-ce que tu penses !

— Comment ! Tu ne la vois pas se tortiller quand tu es à côté d’elle. Ça crève les yeux. Je t’assure que tu n’aurais pas à la demander deux fois, celle-là !

Non, vraiment, jamais l’envie ne lui était venue de se remarier. Hortense, d’ailleurs, avait eu si peu de place dans une vie consacrée aux affaires que c’est à peine si son absence l’avait laissé un peu dépaysé durant quelques semaines. Et jamais, depuis, il n’avait rencontré de femme qui…

Germaine Cyr… Celle-là seule, cette seule passante dans sa vie se détachait étrangement. Sur le mur gris et à peu près vide de son passé sentimental, elle se découpait parfois à l’improviste, précise comme sur le plan lumineux du couchant la silhouette d’un arbre isolé dans la plaine. Et le temps, loin de l’effacer, semblait graver encore plus profondément son image et son souvenir.

Qu’était--elle devenue ?

Mieux encore, qu’avait-elle été, vraiment ?

Quel sentiment l’avait animée ? Fantaisie ? Amour ? Désir ? Cupidité ? Pendant, leur brève et spasmodique fréquentation, elle avait été avec lui à la fois réticente et tendre, sans plus. Il se souvenait du soir où dans l’obscurité commode du cinéma, il avait pris la main qu’elle lui avait laissée. Après un moment, à sa pression obstinée elle avait répondu par une pression d’abord hésitante puis franche et comme heureuse. Et le film fini, elle s’était tournée vers lui à demi. Le sourire qu’elle avait eu, il l’avait deviné plutôt que vu ; ce sourire particulier qui relevait à peine obliquement la lèvre supérieure pour laisser voir l’émail des dents qu’elle avait petites et irrégulières.