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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/337

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LA SOUMISSION DE L’HOMME

— Faites attention, pour l’amour du Ciel ! Ne faites pas trop de dégâts ! cria Garneau, avant que d’avoir eu le temps de se ressaisir. Il s’était en même temps spontanément avancé vers la maison.

Il avait eu le sentiment de crier quand, en fait, les mots qui avaient jailli, cette protestation de propriétaire inquiet, n’avaient point franchi ses lèvres. À la dérobée, il jeta les yeux autour de lui. Non ! personne n’avait saisi son cri ridicule.

Des gamins se faufilaient entre ses jambes, fuyant les menaces paternelles. Un groupe de voisins et de curieux entourait une vieille coiffée d’une casquette hérissée de mèches jaunâtres, et que couvrait jusqu’aux talons un vaste pardessus d’homme. Elle racontait avec importance les débuts de l’incendie, dans sa cuisine.

— Il n’y a plus de danger, la mère, dit un chef de district reconnaissable à son casque blanc. Vous pouvez rentrer chez vous et vos meubles avec.

Il ne sortait plus maintenant des fenêtres de la maison sinistrée que de minces rameaux de fumée blanche et fluide qui rampaient le long de la façade comme une vigne mobile. La jeune femme était descendue dans la rue. Robert vit qu’elle avait la face camuse et les yeux bigles. Elle avait trente-cinq ans bien marqués. Comment avait-il pu, un instant, lui trouver quelque similitude avec Hortense ?

À coups d’épaule discrets et insinuants, il se faufila hors du large nœud de badauds qui, le spectacle terminé, commençait à se disloquer.

L’esprit lesté par les souvenirs éclos, il suivit lentement la rue Bordeaux. Combien peu changé le décor, après… — il en fit le calcul — après vingt-six ans. La boutique du savetier était encore là et le nom : B. Domenico. Il devait être vieux le savetier italien ! Au coin de la rue Gauthier, la petite épicerie, repeinte et fraîche comme il ne se rappelait pas l’avoir vue jamais. Elle offrait toujours ses deux fenêtres en guise d’étalage avec, comme toujours, un pied de céleri, trois concombres, une pyramide de boîtes de conserves et une affiche illustrée de cigarettes.

— Tiens ! On a changé l’arbre.

Il y avait eu là jadis — il le voyait encore — un érable tout petit. Sur lui, Robert s’en souvenait pour l’avoir rappelé souvent, Hortense s’était appuyée quand juste au retour de leur voyage de noces, elle avait perdu le talon de son soulier. Il l’avait portée jusqu’à la maison.

Mais non ! C’était le même érable. Seulement, il avait grandi depuis. C’était maintenant dans le quartier un arbre de conséquence. Dont la mort eût fait parler les gens. Un arbre majeur plein d’ombre et de chansons en été ; habillé de neiges ou de verglas comme un lustre, en hiver. Un arbre sous lequel les employés du Téléphone se concertaient longuement avant que de monter en ouvrir le cœur pour y laisser passer leurs fils.