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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/358

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LE POIDS DU JOUR

une fois remontée il se trouvait avec soulagement dans la salle que Jocelyne appelait le vivoir et dont les larges baies ouvertes sur le ciel et la plaine invitaient généreusement le soleil. Le fourneau à pétiole ronflait doucement. Les catalognes, la housse du divan, les tentures aux couleurs chantantes que Jocelyne avait choisies dans la joie égayaient les murs. De sorte que dès en entrant, chaleur, lumière et liesse assiégeaient l’esprit normalement chagrin de Robert Garneau.

Vinrent les glaces de décembre puis les lourdes neiges de janvier. Le vent d’ouest fit craquer les branches raidies des grands érables voisins. Souffletant la tête ronde et chauve des pommiers, il en arracha sans pitié les quelques feuilles entêtées qui, après avoir vainement espéré survivre à l’automne, étaient mortes encore liées à la branche mère. Ou c’était le vent du nord, sifflant sous la porte et faisant sournoisement couler sur le parquet une nappe de froid qui glaçait les pieds. Ou le vent d’est, fantasque et lugubre, qui faisait vibrer les carreaux et y jetait effrontément des paquets de neige cotonneuse.

Et quand cessait le vent, c’était le grand froid. Malgré les contre-châssis, le gel parvenait à s’infiltrer par d’invisibles fissures. Remontant le long des vitres, il y dessinait de son doigt fantaisiste des fougères étincelantes. Instinctivement, alors, tous se rapprochaient du poêle ronflant dont l’invisible feu régnerait pour quelques mois sur toute la maison.

La jeune femme s’ingéniait à distraire son père pour qui elle redoutait l’ennui. Lui ayant imposé cette campagne qu’il n’aimait point, elle n’avait garde de l’oublier. Ses instances n’avaient pu réussir à le lier aux gens de l’endroit ; c’est à peine s’il allait par exception passer une heure chez Laurier Duval dont il partageait les opinions politiques ; chez le notaire Clément, lorsque celui-ci venait faire du ski avec ses fils ; chez le député Poliquin dans sa villa rarement habitée.

Un peu pour son père, beaucoup pour Adrien, elle s’était abonnée à un certain nombre de périodiques. La plupart sérieux et littéraires, pour son mari qu’elle s’efforçait bravement de suivre. Revues canadiennes et américaines, faute de revues françaises que la guerre avait supprimées. Quelques revues moins intellectuelles, comme le Geographic Magazine, dont l’anglais était facile, et Aujourd’hui, un digeste que Robert lisait longuement, de la première à la dernière page. Sans lui en parler, elle faisait aussi des invitations. Lafrenière était venu passer une fin de semaine, Leblanc, un dimanche, et Geneviève Lanteigne, dont elle avait remarqué qu’elle distrayait son père, le temps des fêtes.

Quand elle le voyait faire des ronds comme un chien qui se cherche, passer d’un fauteuil à l’autre, d’une pièce à la voisine, prendre puis rejeter