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CHAPITRE

V


MICHEL  n’avait point encore de caractère nettement défini. La vie jusque-là avait doucement glissé entre ses doigts comme une corde sans nœuds. Il avait suivi le chemin banal, ne s’en écartant point, ramené d’ailleurs dans les ornières normales par des mains vigilantes chaque fois qu’il eût voulu tirer vers la libre campagne. Il grandissait ainsi facilement, sans heurts et sans contrainte perceptible. Il était d’ailleurs peu rétif même s’il n’était pas sans une certaine dureté instinctive que révélait son obstination à vouloir être musicien ; mais il arrivait rarement que cette dureté se fît jour.

Sur l’enfant, la volonté paternelle, si peu manifeste, ne pesait point. Cette manière d’être, qui eût paru étrange à d’autres ne surprenait pas le fils ; il n’avait jamais connu son père autre qu’il n’était maintenant. Qu’il eût été différent jadis, plus expansif parce que plus jeune, Michel ne pouvait se le rappeler. Depuis qu’il avait souvenir, toujours il avait vu chez son père cette même attitude, un peu celle d’un pensionnaire en sa propre maison. Depuis si longtemps, le travail et l’alcool semblaient les seuls mobiles de son existence.

Hélène elle-même était si calme et si douce, si peu grondeuse surtout. Jamais insurgée contre ce que sa vie pouvait avoir par moments d’âcre et de lourd à porter, sa fraîcheur enveloppante donnait au foyer une atmosphère particulière un peu voilée peut-être, mais sans orages apparents.

Pourtant, et tout récemment encore, il était arrivé à l’enfant de saisir des indices qui l’avaient troublé. Une fois, fort avant dans la nuit, semblait-il, il avait été réveillé par des bruits insolites en la chambre voisine dont une mince cloison le séparait. Puis il avait entendu sa mère répondre, d’une voix nette :

— Écoute, Ludovic, tu n’es pas pour recommencer encore cette discussion-là !

— Je recommencerai tant que je voudrai, maudit !

— Ne parle pas si fort, pour l’amour du Ciel, Michel dort. Tu vas le réveiller.

Le père avait un moment baissé la voix. Michel s’était pelotonné dans la chaleur douillette des couvertures, cherchant à retrouver le sommeil prochain. Il avait ensuite vaguement entendu :

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