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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/382

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LE POIDS DU JOUR

primées. Mais Jocelyne, elle, restait pour l’instant satisfaite de ce que l’on savait. Elle ne voulait pas que son bonheur si neuf fut gâté par la connaissance d’une blessure que son imagination ignorante et bénigne ne savait lui représenter et dont elle pouvait ainsi écarter facilement l’obsession.

Dans tout cela, Adrien s’appliquait à adoucir les heures. Il estimait assez son beau-père ; il adorait sa jeune femme. Bientôt ses attentions pour elle redoublèrent. De nouveau elle était enceinte. Ouvertement, elle affectait la gaîté. Mais elle restait hantée d’une inquiétude profonde qui parfois se faisait jour au moment le moins opportun : son frère !

Il lui tardait que Lionel fût parmi eux, auprès de son père, de sa sœur et de son beau-frère qui étaient désormais sa seule famille ; quant à sa femme divorcée, elle semblait ne plus exister. N’ayant pas connu le milieu dans lequel il avait vécu aux États-Unis, Jocelyne oubliait qu’il y avait là tout un monde où il n’y avait point place pour les gens d’ici ; un monde qui pour Lionel Garneau était probablement le monde réel ; le seul avec lequel il eut des attaches matérielles que ni le temps ni l’espace ne pourraient corrompre. Quand elle songeait à son retour en Amérique, elle le voyait ralliant Saint-Hilaire, puisque là désormais était le foyer familial ; et reprenant en quelque façon le fil de leur vie commune là où il l’avait laissé dix ans auparavant.

— Tu sais, papa ! Adrien a parlé de Lionel à la poudrerie. Il y aura sûrement une place pour lui.

— On verra. On verra, murmurait Garneau.

L’idée ne lui plaisait guère que son fils devînt le subordonné de son gendre.

Jocelyne avait d’ailleurs dépassé les mots de son mari. Il lui avait dit cela de lui-même et de façon imprécise. Aussi bien ce beau-frère qu’il n’avait jamais connu était-il pour lui un être informe ; quelque chose comme un vague cousin mort en bas âge ; ou comme un personnage de roman que chacun peut se figurer à sa fantaisie et qui n’a d’existence que celle que lui prête le caprice. Mais il ne démentit pas l’affirmation de sa femme. Il suivait ainsi la voie la plus facile qui était d’incliner suivant ses désirs. Il ne pouvait d’ailleurs lui déplaire qu’on lui prêtât ainsi des sentiments généreux. Mais Garneau protestait :

— Ce n’est pas que je n’aimerais pas ça, si Lionel revenait parmi nous pour tout de bon. Mais il a sa business, à Philadelphie. Il avait organisé une affaire de taxis. Il était propriétaire de sa compagnie. À moins qu’il ne veuille faire quelque chose comme ça par ici. Dans ce cas-là, je pourrais lui trouver du capital. Ça ne serait pas une si mauvaise idée, après tout ! Il se voyait fort bien président d’une compagnie de taxis montréalais — la Garneau Taxi Company — dont Lionel serait l’administrateur. On