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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/390

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LE POIDS DU JOUR

Adrien regardait sa femme avec une tendresse redoublée. Janvier, où elle lui donnerait un fils, lui apparaissait sur le calendrier encadré de lumière magique. Les mois passés en commun depuis leur mariage lui avaient révélé le peu de profondeur de son esprit. Ayant plus de bonne volonté que de réel entendement, elle en était d’autant plus malléable. Il l’aimait néanmoins pour sa douceur, pour sa joliesse blonde qui restait enfantine, pour son sourire fugace, pour son intelligence qu’elle avait développée par ses lectures mais qui jamais n’avait complètement mûri. Comme à tous les hommes, il plaisait à Adrien que sa femme gardât quelque chose de la poupée.

En fait, les idées de Jocelyne avaient toujours été colorées par un voisinage. Pendant des années elle avait reflété sa mère. Puis tante Mary. Avec Jerry Côté, elle avait parlé musique. Avec Geneviève Lanteigne, regardé les plantes. Avec Adrien, observé les oiseaux, puis lu des livres dont elle n’osait pas toujours avouer qu’elle ne les comprenait pas entièrement.

Cela, qui eût pu la diminuer aux yeux de certains, ne lui donnait que plus de prix aux yeux d’Hermas Lafrenière. Il l’adorait littéralement. Voyant en elle la perfection, il lui était reconnaissant de rester humaine. Plus élevée, ils n’eussent plus parlé le même langage.

— Ma Josse ! Viens ici que je t’embrasse…

Il lui plaquait sur la joue un gros baiser bruyant.

— … Toi ! t’es la plus belle et la plus fine de toutes !

— Voyons, monsieur Lafrenière ! Et Marielle ? et Manon ?

C’étaient là ses deux filles restées à Val-d’Or avec madame Lafrenière. Il en parlait rarement, comme de sa femme, bien qu’il vantât volontiers les joies de la famille.

Marielle et Manon venaient parfois à Montréal. Jocelyne, pour faire plaisir à leur père et au sien, les avait quelques fois accompagnées dans les grands magasins lorsqu’elles allaient s’y habiller pour Pâques. Elle avait su corriger ce que leur goût pouvait avoir de provincial, mais si discrètement qu’elles s’étaient attribué le succès de leurs toilettes. Néanmoins, elles lui gardaient de son obligeance une gratitude qui ne fût pas allée sans quelque envie, si elles ne se fussent reconnues plus riches que les Garneau. Cela, à leurs yeux, rétablissait l’équilibre. De son côté, Jocelyne aimait réellement Lafrenière ; tant pour lui-même, car il n’était ni sot ni mesquin, que pour l’amitié touchante qu’il avait vouée à Robert Garneau.

Le gros homme s’était graduellement transformé. Bouteille, le Bouteille de l’école buissonnière et du pré de la gare, était désormais assez effacé pour qu’on le reconnût à peine. Les manières de table de Lafrenière, président de la Lorraine Gold, maire de Val-d’Or et député s’il l’eût voulu,