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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/410

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LE POIDS DU JOUR

Quand Lionel revint, le père descendit avec lui dans le verger. Entre eux, il n’y avait pas encore eu d’explication. Le fils se contentait pour l’instant de refaire ses forces affaiblies par dix-huit mois de prison et de maigre régime. Déjà, cependant, Garneau avait retrouvé son fils tout autre qu’il n’avait cru, et surtout tout autre qu’il n’avait été jadis. Certes, il était resté terre à terre, avec une certaine dureté qui se faisait facilement jour dans ses gestes, ses paroles et même ses actes. Il semblait néanmoins que la vie aux États-Unis, le travail régulier sans appui que lui-même, puis l’armée et enfin la discipline sévère des camps allemands l’eussent singulièrement non pas tant assagi que formé. Il avait appris à ne point se buter contre la vie et ses heurts, mais à plier un peu pour résister et vaincre. Et depuis qu’il avait connu en Europe un monde différent, depuis qu’il avait vécu des heures graves et des mois pénibles, le monde où il était maintenant revenu lui paraissait plus désirable et digne d’être conquis. Mais il se taisait sur ses projets.

— Et puis ? Est-ce que les taxis, ça t’intéresse toujours ?

Les taxis ? Je n’y pense pas. Pour le moment je prends du bon temps et je fais de la graisse. J’ai le temps, encore, avant de me rapporter.

— Te rapporter ? Pas aux États-Unis ? Je pensais que tu avais fini.

— Mais non. Je n’ai pas encore ma discharge. Je ne serai pas fâché de lâcher l’uniforme.

Quelques jours plus tard, Garneau fit dériver une conversation commencée à propos de Jocelyne :

— Je ne t’ai jamais demandé Lionel… Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Qui ? Ah ! Amy ! Je n’en sais rien. D’ailleurs ce n’est plus ma femme. On est divorcés ça fait quatre ans.

Je sais, Lionel. Je sais qu’elle t’a laissé. Mais c’est toujours ta femme quand même. Le divorce, ça ne compte pas pour nous autres catholiques.

Lionel ne dit rien. Il ne voulait pas blesser les sentiments de son père. Mais il songea : « Ça ne change guère, dans la vieille province de Québec ».

— … Tu le sais bien Lionel : ceux que le prêtre a mariés, c’est pour toujours.

— Bien !… Je ne vous l’avais jamais dit. Mais je ne me suis pas marié devant le prêtre. Je me suis marié devant un juge, comme on fait dans les États. Amy était protestante.

— Et tu n’as même pas demandé de dispense !

— Non.

Le père resta un long moment silencieux.

— Alors, Lionel, tu vas rester toute ta vie tout seul ?

— Moi ? Mais non, papa. Je vais me remarier un de ces jours et ce jour-là, ça sera pour tout de bon.