Aller au contenu

Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
409
LA SOUMISSION DE L’HOMME

— Gagner de l’argent ?

Sure ! Dans vingt ans je veux mon million. N’importe quel Américain peut être millionnaire à cinquante ans. En tout cas, je vais essayer. Quand je regarde mon beau-frère, je suis content de le voir heureux, de les voir heureux, Jocelyne et lui ; mais… Il faut toutes sortes de gens pour faire un monde, comme on dit.

Le soleil était maintenant caché. L’ombre gagnait rapidement. Au loin, dans la plaine, des villages inconnus allumaient des grappes de lumières. Plus près, l’antenne du poste de TSF de Marieville faisait scintiller ses feux rouges.

Jocelyne sortit et vint les retrouver.

— Il fait chaud dans la cuisine, dit-elle.

— Il fait bon ici, ma Josse, dit Lionel.

— C’est bientôt l’automne, ajouta le père.

Sa voix était un peu lourde. Mais celle de Jocelyne lui répondit, claire comme une clochette de cristal :

— Oui, c’est l’automne. Et après, l’hiver. Et ensuite, le printemps et l’été. Tant de beaux printemps et de beaux étés à venir. Ce n’est pas les payer trop cher que les payer de l’automne et de l’hiver. Et même là, il y a de beaux jours.

Elle respira un moment, puis :

— Je vais aller voir si Michel dort bien.

Parlant de printemps et d’été, c’est à son fils qu’elle était revenue. Qu’importait l’hiver de la nature quand dans le berceau le printemps était là, vivant.

Robert regardait le paysage qui une fois de plus allait s’engloutir dans le gouffre de la nuit. Une fois de plus, demain, ce décor renaîtrait purifié, éternellement jeune, vivant lui aussi dans la succession infinie des jours et des années.

Il sentit que ce lieu-ci, il ne désirait plus le quitter.

Cette plaine, cette montagne, ces arbres, ce ciel, ce verger, ces fleurs, cette douceur du soir, cette ombre même, et cet hier vécu, et ce demain promis, et les choses, et les êtres, tout, tout cela était à lui. Il se sentit riche de tout cela qu’insensiblement il avait acquis par droit d’occupant. Auprès de son fils, de cet homme de trente ans dont les tempes déjà se dégarnissaient, dont le regard était le sien, dont le front avait la barre dure des Garneau, dont le visage était marqué du stigmate de la guerre, Robert Garneau sentit son âge. Il perçut le faix de la vieillesse qui chaque jour pesait un peu plus sur ses épaules moins ardentes.

N’avait-il pas mérité enfin le repos et la paix ?