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LE POIDS DU JOUR

voyaient sans déplaisir la fin du régime de la férule. Le fardeau de la vie prochaine leur paraissait doux à porter en regard de celui de leurs livres.

Mais quand on avait demandé à Michel ce qu’il serait demain, il n’avait point su répondre. Il eût voulu comme autrefois laisser son rêve jaillir sur ses lèvres ; il n’avait pas osé.

Car trois routes étaient offertes à ses yeux indécis, et non point une seule. À l’entrée de la première se tenait son père, lui indiquant du geste deux rubans parallèles qui étaient les rails indéfiniment nus et rigides du chemin de fer. Michel ne la pouvait regarder sans répugnance ; elle lui paraissait trop, droite et trop vide, sans détours et sans surprises.

La seconde était certes plus large, plus engageante aussi ; celle que lui offrait Parrain et vers laquelle il sentait que sa mère aussi le poussait doucement. C’était la route des affaires, un peu mystérieuse, baignée d’une incertitude qui n’était pas sans charmes, pleine de crochets imprévus et qui, dans le lointain, semblait s’élargir noblement en une avenue où l’attendaient, la main dans la main, deux fées : Richesse et Prestige.

C’est vers la troisième pourtant que ses pas libres se fussent d’eux-mêmes portés, bien que personne d’autre ne l’y invitât que cet être mystérieux qui vivait en lui ; vers le sentier de la musique où tout lui paraissait lumière et harmonie. Hélas ! Il sautait obscurément combien l’accès en était difficile et que quelque chose de sournois et de têtu en bloquait l’entrée ; que sur un geste de lui en avant, tous les autres pour une fois tomberaient d’accord et de leurs volontés brutales formeraient barricade. Autrefois ces obstacles n’eussent pas existé à ses yeux. Maintenant qu’il avait grandi, il sentait que son désir ne suffirait pas à l’emporter ; et le doute lui venait, angoissant. Pour la première fois il se demandait, dans le calme de sa maturité naissante, où le conduirait véritablement ce chemin à peine entrevu et qui si tôt se dérobait vers quels hypothétiques succès, vers quels probables et cruelles déceptions ! Une terreur descendait en lui quand il se rendait compte combien souvent l’homme dans sa course est souffleté par le vent de la contrariété, combien rarement aidé par un vent parallèle à son désir. Combien aisées paraissaient, à côté de celle-là, les autres routes.

Pour le moment il attendait, indécis, s’imaginant espérer, quand il s’efforçait tout simplement d’oublier, — chose facile à son âge — l’imminence de la décision. Il commençait même à se dire, avec une lâcheté qu’il ne s’avouait point, que s’il lui fallait plier il saurait garder pour la musique la même tendresse, quitte à l’enfermer pour un temps dans le coffret de son cœur ; que l’abandon, s’il y était contraint, ne serait que temporaire ; qu’il saurait revenir à ses amours, si pendant quelques mois, ou quelques années, il devait faire semblant de renier son vœu.