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LE POIDS DU JOUR

instants, s’arrêtant toutefois quand la conscience lui revenait de son veuvage si récent et des convenances. Jamais vraiment elle n’avait été plus jolie. Le deuil sévère et simple qu’elle portait sertissait sa blondeur comme pour un joyau le coussin de velours du joaillier. Jamais non plus elle n’avait été si maternelle. La tendresse légère qu’elle portait à son fils fleurissait désormais librement. Tout cela faisait la maison plus claire, plus aérée. Si l’un d’eux jetait un coup d’œil à la porte, ce n’était plus pour sonder le chemin et guetter craintivement la venue de Ludovic en se demandant ce que serait son humeur ; mais bien pour constater la splendeur tiède du jour ou la fraîcheur apaisante de la nuit. Et de ce jour et de cette nuit, rien de mauvais ne pouvait apparemment plus sortir. Chaque fois qu’Hélène passait près de son fils, elle le serrait près d’elle d’un geste de chatte qui ramène son petit. Il se dégageait d’une bourrade taquine, car il était un homme maintenant. Mais ils se comprenaient sans avoir besoin de paroles.

Il n’y avait que dix jours que le père était disparu — dix jours seulement ? n’était-ce pas plutôt dix mois ? — et leur vie s’organisait si bien. Michel était reconnaissant à parrain de l’avoir tiré d’inquiétude. Car le fils s’était demandé ce qu’il adviendrait d’eux, sans leur gagne-pain. Il avait même été surpris de voir, dans les jours qui avaient immédiatement suivi, la table tout aussi garnie ; comme si, le père parti, ils eussent dû se trouver immédiatement sans pain. La chère avait même été peut-être plus généreuse. Monsieur Lacerte devait y être pour quelque chose. Ce qui troublait le jeune homme, était l’idée qu’il lui incomberait désormais de gagner la vie de sa mère et la sienne. Gagner leur vie ? Mais comment ? Ce n’était point qu’il manquât de courage. Pour sa mère, pour la seule personne au monde envers qui il ressentît un tendre attachement, — car c’est de reconnaissance qu’il payait parrain, — il était prêt à toutes les tâches. Laquelle choisir ? „

La musique… Il constatait avec une vague surprise que ce désir avait vraiment été balayé par la tourmente. Certes il eût donné beaucoup pour retrouver son violon. Il n’y pouvait songer que sa gorge se serrât. Mais il sentait aussitôt le monstre bouger, en lui, prêt à s’éveiller. Il fuyait.

Et voilà qu’il allait entrer à la banque. Parrain en avait décidé ainsi. Il porterait des vêtements propres, coudoierait des gens de moyens, serait introduit aux arcanes des prestigieuses affaires. Plus tard, il pourrait revenir à la musique. Plus tard. En attendant, il ne serait ni apprenti voiturier, comme Bouteille, ni garçon boulanger, comme Bernard Laferrière. ni livreur, comme Jean-Marie Nodier.

Employé de banque !