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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/66

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LE POIDS DU JOUR

papiers, remettre son veston et rentrer. Mais elle ne bougeait point. Sans doute attendait-elle son départ à lui.

— Je crois que je vais serrer tout cela. J’ai fini. Et j’ai trouvé l’erreur, comme je pensais.

— Veux-tu que je t’aide, Michel ?

— Jamais de la vie, madame, je…

Mais elle s’était déjà avancée et avait pris le grand livre, l’avait porté vers le coffre-fort dont la porte était grande ouverte.

— C’est ici que tu mets ça ?

Il s’approcha précipitamment.

— Voyons, madame Jodoin. Ce n’est pas la peine ! Vous allez vous fatiguer. C’est pesant. Donnez-moi ça !

Elle tenait le lourd in-folio sur son bras gauche. Pour le prendre, Michel dut glisser la main dans le creux du coude. Mais au moment où il allait tirer à lui le volume, il sentit la femme qui serrait le bras ; de sorte que la main du jeune homme était appuyé sur son corps à elle. Il sentit surtout, à travers le molleton, la chair qui, écrasée, cédait doucement. Et une épouvante le saisit. Si elle allait crier, appeler ! Personne ne le croirait lorsqu’il affirmerait qu’il ne l’avait point fait exprès. Une bouffée de chaleur lui brûla le visage.

— Oh ! pardon !

— Mais… de quoi donc, Michel ?

Elle n’avait point tressailli et encore moins bougé. Elle restait là retenant prisonniers le livre et la main. Il sentait au bout de ses doigts les battements du cœur et les heurts de la respiration. Ses jambes à lui tremblaient. Il la regarda, éperdu, affolé. Ce qu’il aperçut, sous ses yeux, ce fut ce même creux d’ombre lourde ; et le soulèvement jumeau de la chair entre les pans de la robe rose. Elle se penchait même doucement, un peu plus, comme pour nouer sur elle ce regard, faisant sous ses yeux se dégager la richesse de sa poitrine ; accusant ainsi, entre les seins à demi libérés, cette tache d’ombre qui était désormais une ligne nette, d’une terrifiante splendeur.

À hauteur de son regard il avait ses cheveux où la lumière accrochait des reflets mobiles.

— Sais-tu que tu es bien bâti, Michel, murmura-t-elle d’une voix de la gorge, si différente de celle qu’il lui connaissait. Tu as bien dix-huit ans maintenant et tu es solide. Tu as des bras !…

Elle avait saisi son bras et le palpait. Les doigts s’enfonçaient lentement dans la chair et dans les muscles qui se raidissaient.

Il sentit que doucement, imperceptiblement, d’un mouvement qui aurait tout aussi bien pu venir de lui, ils glissaient tous deux vers l’espace