Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
66
LE POIDS DU JOUR

brûlant sa chemise glacée. Il songeait à son entrée au bureau, demain matin, tout à l’heure ; à ce moment où il se retrouverait face à face avec le notaire Jodoin qui assis dans son fauteuil lèverait sur lui un regard qu’il n’oserait rendre. Une haine incongrue lui venait envers cet homme à qui pourtant il avait si violemment fait injure. Il lui en voulait de sa tête chevaline, de ses oreilles volantes où se fanait un bouquet de poils gris, de sa répugnante calvitie qu’accusait, en la voulant voiler, le soin qu’il mettait à la couper de quatre cheveux tirés en travers, d’une oreille à l’autre, sur le sommet de la tête où des bosses étranges et indécentes tiraient l’œil.

S’il n’allait pas au bureau ? S’il envoyait sa démission, par lettre ?

À quoi bon ! Dans une ville, aux Trois-Rivières, à Montréal surtout, il eût pu éviter les rencontres qui imposent une explication ; mais ici, dans ce Louiseville où chacun était perpétuellement nez à nez avec les voisins ! Comment d’ailleurs se justifierait-il auprès de sa mère ; auprès de monsieur Lacerte, de qui il tenait cette situation inespérée ? Hélène jamais ne comprendrait, s’il ne disait rien. Jamais ne pardonnerait, s’il avouait.

Avouer ! Non, NON. Avouer à elle dont la vie était si blanche, si transparente ! Elle pour qui il n’y avait jamais eu qu’un homme, son mari, tout méprisable qu’il eût été ! Quelle vie misérable pourtant avait été la sienne aux côtés de Ludovic Garneau. Misérable ? non. Sa douceur souriante, son allègre patience avaient su triompher. Comme leur existence à tous deux, mère et fils, était paisible et bonne maintenant qu’ils étaient seuls l’un avec l’autre !

Il allait s’assoupir, apaisé…

C’est tout cela que par sa faute il voyait par anticipation s’écrouler et fondre dans la honte. De nouveau il rejetait ses draps et sentait se crisper ses membres moites.

Hélène dut éveiller son fils.

À déjeuner, il fit durer son café et sa cigarette, repoussant sournoisement l’échéance, jusqu’à ce que sa mère finît par lui dire :

— Mais tu vas te mettre en retard, Michel ! Qu’est-ce que tu as, ce matin ? Toi qui es toujours à l’heure.

Elle leva sur lui son regard et remarqua le bistre profond autour de ses yeux lourds.

— Tu as l’air fatigué ! As-tu mal dormi ? Tu n’es pas malade, au moins ? Tu as dû prendre froid hier soir, te mouiller les pieds. Tu n’as pas l’air bien. As-tu quelque chose ? Des ennuis ?…

Il fut épouvanté de sa clairvoyance et se hâta de sourire pour cacher son trouble.