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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/95

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HÉLÈNE ET MICHEL

Quand cela arriverait-il ? Peut-être avant longtemps pourrait-il passer gérant ?

Par moments, il se sentait à l’étroit dans cette petite ville. Il lui venait des impatiences, presque des rébellions intérieures qui cependant n’éclataient point dans le vide relatif qui le baignait. Il avait des moments étranges où il regardait tout ce qui l’entourait avec des yeux inaccoutumés qu’il sentait pourtant être les siens. Moments où rien de tout cela ne lui semblait plus familier, bien qu’il y eût vécu toutes les années de sa vie, bien qu’il ne connût du monde extérieur rien que ce que lui en apportait le journal quotidien et les correspondances officielles de la banque. Il lui prenait parfois envie de jeter par-dessus bord — d’un coup — tout ce qui était lui et que par moment il sentait ne pas être le vrai lui-même mais bien quelque chose comme un vêtement taillé pour un autre et que les circonstances lui eussent imposé.

Ce qui lui manquait surtout était l’occasion d’exercer une force et une virilité qu’il sentait frémir en lui mais qui jamais ne trouvait à s’extérioriser. Il se savait capable de violence. Bien plus, il ressentait le besoin d’une explosion d’autant plus forte qu’elle était depuis plus longtemps contenue. Mais tous les jours le ramenaient à la même routine. Tous les matins il se mettait à tourner la même meule en suivant la même ornière avec sur les yeux le même bandeau.

Il s’en consolait en se sentant devenu un homme. Et c’est pour se prouver à lui-même sa maturité qu’il se forçait d’accepter délibérément cette vie courante sans combats et par conséquent sans défaites, si elle était sans victoires. Il sentait quelque fierté à n’être plus ce qu’il avait été autrefois : un enfant demi-sauvage vivant dans le royaume étrange des sons et des harmonies dont il ne voulait désormais plus rien connaître.

Sa vie aujourd’hui était canalisée. Il ne songeait point trop à l’avenir, tout en gardant en lui-même une confiance que l’analyse n’eût peut-être pas justifiée. S’il eut pris état de ce qui s’offrait à lui, peut-être eût-il été déçu. Mais il ne cherchait pas si loin.

Qu’il fût nommé gérant de la succursale de Louiseville lui paraissait chose possible, prochaine et désirable. Il lui semblait qu’il pourrait, lui, donner à cet établissement une impulsion dont il jugeait le notaire bien incapable. Il se voyait alors vivant entre la douceur de sa mère et le charme de Georgette.

Il était d’ailleurs encouragé par monsieur Lacerte dont les visites à Louiseville étaient cependant de moins en moins fréquentes.

Le vieil homme d’affaires semblait réussir à Montréal. Il était entré en association avec un autre brasseur de combines et ne venait à peu près plus jamais dans la petite ville. On n’en avait de nouvelles que lors des voyages