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MANUEL DE LA PAROLE

s’en trouvait encore. Il me promit de me dire ce qu’il disait à La Fontaine, et de me mener chez ses vieux amis. Il m’y mena en effet. Sa grenouille qui n’était pas tout à fait morte, quoiqu’il l’eût dit, était de la plus grande modestie, en comparaison des autres animaux que nous voyons tous les jours ; ses crapauds, ses cigales chantaient mieux que nos rossignols ; ses loups valaient mieux que nos moutons. Adieu, petit lapin, je vais retourner dans mes bois, à mes champs et à mon verger. J’élèverai une statue à La Fontaine, et je passerai ma vie avec les bêtes de ce bonhomme.

Le Prince de Ligne.


APRÈS LA BATAILLE


Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard, qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un espagnol de l’armée en déroute,
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,
Et qui disait : « À boire, à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père, en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire, » dit mon père.

V. Hugo.