Page:Rivard - Manuel de la parole, traité de prononciation, 1901.djvu/198

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
188
MANUEL DE LA PAROLE

heures, le carillon carillonnait, le merle sifflait, le coq chantait, le tambour battait, et le moine ronflait.

Un autre se serait découragé. Le Père, invoquant son génie, machina bien vite un serpent qui, placé sous sa tête, venait toujours lui siffler dans l’oreille : « Il est temps, levez-vous. » Le serpent fut plus habile que le merle, le coq, le tambour et le carillon, lesquels n’en faisaient pas moins d’ailleurs un petit tintamarre supplémentaire.

C’était merveille, et le chartreux ne manquait jamais de s’éveiller. Hélas ! au milieu de sa joie, il fit une triste découverte ; il ne s’était cru que dormeur ; il se reconnut paresseux. Tout éveillé qu’il fût, il hésitait à quitter sa dure couchette ; il perdait bien une minute à savourer la douceur de se sentir au lit, refermant un œil et jouant à dormir. Cela demandait réforme. Le religieux se sentait coupable, et le mécanicien se sentait humilié ; le diable avait trop l’air de narguer l’un et l’autre ; il fallait reprendre le dessus.

Aussitôt, une lourde planche est disposée au-dessus du lit, de telle sorte qu’elle tombe rudement sur les pieds du paresseux dix secondes après l’avertissement charitable du serpent. Plus d’une fois le pauvre Père se rendit au chœur, boiteux et meurtri. Eh bien ! le croirait-on ? soit que le serpent eût perdu son fausset, que la planche avec le temps fût devenue moins pesante, le vieillard plus dormeur, soit que ses jambes se fussent endurcies, ou qu’il eût pris la criminelle habitude de les retirer avant que le châtiment tombât, il ne tarda pas à sentir la nécessité d’une autre invention ; et tous les soirs, avant de se coucher, il se lie au bras une corde, qui, à l’heure fatale, se tend sans crier gare et le jette à bas du lit.

Il était là. Dieu sait quels nouveaux projets somnicides il roulait dans sa tête, lorsqu’il se sentit endormir pour toujours. Endormir ! Oh ! non, le fervent chrétien n’en jugea pas de la sorte ; et malgré son petit péché de paresse, plein de confiance en celui qui pardonne : « Ah ! s’écria-t-il en mourant, je m’éveille enfin ! » Ce fut son dernier mot.

L. Veuillot.