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MORCEAUX CHOISIS

Dont l’aspect fit lever tout droit dans la poussière,
Les deux pieds du cheval se dressant en arrière,
Comme s’il eût compris que les fers de ses pieds,
S’ils touchaient à cet être, en resteraient souillés
Et qu’il ne pourrait plus en essuyer la fange ;
Cependant le héros, dans sa splendeur d’archange,
Inclinant son panache éclatant, aperçut
Le hideux malandrin, sale et vil, le rebut
Du monde, — il lui tendit noblement son aumône,
Du haut de son cheval cabré, comme d’un trône,
À ce lépreux impur, contagieux maudit,
Qui la lui demandait au nom de Jésus-Christ !
C’est alors qu’on put voir une chose touchante :
Allongeant vers le Cid sa main pulvérulente,
Le lépreux accroupi se mit sur ses genoux,
Surpris — le repoussé — de voir un homme doux
Ne pas montrer l’horreur qu’inspirait sa présence
Et ne pas l’écarter du bois dur de sa lance ;
Et touché dans le cœur de voir cette pitié,
Il osa, lui, le vil, l’affreux, l’humilié,
Dans un de ces élans plus forts que la nature,
Au gantelet d’acier coller sa bouche impure.

Le malheureux savait qu’il pouvait appuyer,
Sans lui donner son mal, sur le brillant acier,
Le mouiller de sa lèvre, y traîner son haleine.
Lui qui n’avait jamais baisé de main humaine
Et qui donnait la mort d’un seul attouchement,
Vautra son front dartreux sur l’acier de ce gant,
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère ;
Immobile, il restait le grand Campéador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d’or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l’or de sa cuirasse ?…
Mais il fixa longtemps le lépreux, — puis, soudain,
Il arracha son gant et lui donna la main.

Barbey d’Aurevilly.