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est leur association, que si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée[1]. L’homme qui parle est donc l’homme qui pense tout haut ; & si on peut le juger par ses paroles, on peut aussi juger une Nation par son Langage. La forme & le fond des ouvrages dont chaque Peuple se vante n’y fait rien ; c’est d’après le caractere & le génie de leur Langue qu’il faut prononcer : car presque tous les Ecrivains suivent des regles & des modeles, mais une nation entiere parle d’après son génie.

On demande souvent ce que c’est que le génie d’une Langue, & il est difficile de le dire. Ce mot tient à des idées très-composées, & a l’inconvénient des notions abstraites & générales : on craint, en les définissant, de les généraliser encore. Afin de mieux rapprocher cette expression de toutes les idées qu’elle embrasse, on peut dire que la douceur ou l’âpreté des articulations, l’abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie & l’étendue des mots, leurs filiations, & enfin le nombre & la forme des tournures & des constructions qu’ils prennent entr’eux, sont les causes les plus évidentes du génie d’une Langue, & ces causes se lient

  1. Que dans la retraite & le silence le plus absolu, un homme entre en méditation sur les objets les plus dégagés de la matiere ; il entendra toujours au fond de sa poitrine une voix secrette qui nommera les objets à mesure qu’ils passeront en revue. Si cet homme est sourd de naissance, la langue n’étant pour lui qu’une simple peinture, il verra passer tour-à-tour les hiéroglyphes, ou les images des choses sur lesquelles il méditera.

    Telle est l’étroite dépendance où la parole met la pensée, qu’il n’est pas de Courtisan un peu habile qui n’ait éprouvé qu’à force de dire du bien d’un sot ou d’un fripon en place, on finit par en penser.