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DE L'UNIVERSALITÉ


l’Europe ? Nous sommes les seuls qui imitions les Anglais, et quand nous sommes las de notre goût, nous y mêlons leurs caprices. Nous faisons entrer une mode anglaise dans l’immense tourbillon des nôtres, et le monde l’adopte au sortir de nos mains. Il n’en est pas ainsi de l’Angleterre : quand les peuples du Nord ont aimé la nation française, imité ses manières, exalté ses ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce concert de toutes les voix n’a été troublé que par leur silence.

Il me reste à prouver que si la langue française a conquis l’empire par ses livres, par l’humeur et par l’heureuse position du peuple qui la parle, elle le conserve par son propre génie.

Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun[1]. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier[2]: c’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.

Le Français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvemens les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe : et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C’est de-là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite que s’est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s’égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations, et suivent tous les caprices de l’harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés.

Il est arrivé de-là que la langue française a été moins propre à la musique et aux vers qu’aucune langue ancienne ou moderne : car ces deux arts vivent de sensations ; la musique sur-tout, dont la propriété est de donner de la force à des paroles sans verve, et d’affaiblir les expressions fortes : preuve incontestable qu’elle est elle-même une puissance à part, et qu’elle repousse tout ce qui veut partager avec elle l’empire des sensations. Qu’Orphée redise sans cesse : J’ai perdu mon Euridice, la sensation grammaticale d’une phrase tant répétée sera bientôt nulle, et la sensation musicale ira toujours croissant. Et ce n’est point, comme on l’a dit, parce que les mots français ne sont pas sonores, que la musique les repousse ; c’est parce, qu’ils offrent l’ordre et la suite, quand le chant demande le désordre et l’abandon. La musique doit bercer l’ame dans le vague et ne lui présenter

  1. Cicéron dit positivement (Dialog. de Partitione oratoria, cap. 7) : Quàm semel directe dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo.
  2. Tout le monde a sous les yeux des exemples fréquens de cette différence. Monsieur, prenez garde à un serpent qui s’approche, vous crie un grammairien français ; et le serpent est à vous avant qu’il soit nommé. Un Latin vous eût crié, serpentem fuge ; et vous auriez fui au premier mot, sans attendre la fin de la phrase. En suivant Racine et Lafontaine de près, on s’apperçoit que, sans jamais blesser le génie de la langue, ils ont presque toujours nommé le premier, l’objet qui frappe le premier, comme les peintres placent sur la première terrasse le principal personnage du tableau.
    La nation la plus vive et la plus légère de l’Europe a eu long-tems les danses les plus graves,