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LES MENDIANTS DE PARIS

les voit à distance, prennent tout à coup un aspect plus sérieux à la réalisation. Lorsque les jeunes gens pensèrent que le nègre devait être parti pour accomplir l’enlèvement dont on l’avait chargé, une inquiétude vague se fit sentir en l’absence de la raison. Les propos incohérents, les rires avinés, les airs d’opéra jetés au milieu du bruit des verres cessèrent peu à peu ; on se regardait, on parlait bas : il y avait dans l’assemblée comme un remords instinctif.

On voulut savoir où Jupiter en était de sa mission.

Le valet de chambre qui répondit à l’appel de la sonnette dit que le domestique noir était sorti avec la voiture déjà depuis quelques instants, sans doute pour accomplir des ordres reçus.

Alors on voulut reprendre goût à la vengeance ; les rires, les chants recommencèrent. Herman, plus ivre que tous les autres, s’en mêlait, sans savoir un mot de ce qu’il disait. Mais en ce moment encore l’entrain était forcé, les chants faux et tronqués, le rire presque triste.

À onze heures, on annonça que le café était servi au salon. Après, avoir éveillé Léon Dubreuil, qui n’avait fait qu’un somme depuis le dessert, les convives montèrent au premier étage.

Onze heures du soir ! le café se trouvait fort attardé mais le repas s’était prolongé indéfiniment, et personne n’était en état de savoir l’heure. Le guéridon fut couvert de tasses de moka ; les pipes s’allumèrent entre les mains des jeunes gens, étendus au hasard sur les fauteuils et les divans.

Là, cependant, la même tristesse vague vint régner encore : le café, ce baume souverain de l’esprit, ne pouvait dissiper la vapeur morose répandue de toute part ; l’étincelle mourait au fourneau des pipes négligées ; le vent avait ouvert une des fenêtres, et les bougies s’éteignaient une à une sans qu’on s’en aperçût ; l’antique salon tendu d’une tapisserie sombre, se prolongeait dans l’obscurité, et, dans ses enfoncements, on voyait flotter les grandes ombres que projetait chaque objet sous de rares et vacillantes lumières.

Au-dessus du grand escalier, à ce premier étage, se trouvaient deux portes : l’une, donnait dans l’antichambre qui conduisait au salon, où tout le monde était réuni ; l’autre dans la principale chambre à coucher de la maison.