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de l’énorme perte qu’il avait faite, et du lieu dans lequel elle s’était consommée.

Cette anxiété, trop vive pour la nature nerveuse et impressionnable d’Herman, l’avait fait tomber dans un violent accès de fièvre qui le retenait au lit depuis deux jours.

M. de Rocheboise père était parti depuis quelque temps pour se faire des partisans dans un département dont il sollicitait la préfecture ; Valentine ne recevait pas, et l’hôtel de Rocheboise était désert et silencieux derrière ses façades à demi-fermées.

Vers le soir, Herman, pâle, défait, et dans une tenue négligée, était assis dans le quinconce des grands marronniers, où Léon Dubreuil était venu depuis un instant le rejoindre.

Tous deux gardaient un silence accablé. Dubreuil, ayant appris indirectement l’embarras extrême auquel se trouvait livré le mari de Valentine, avait rassemblé à la hâte les valeurs dont il pouvait disposer pour les lui offrir ; mais la somme présentée était bien au-dessous du chiffre qui pouvait sauver Herman, et cette légère espérance, aussitôt détruite que formée, les avait laissés tous deux dans une égale tristesse.

— Merci, Léon, dit enfin Herman de sa voix dont le timbre ajoutait plus de douceur aux accents affectueux. Tous ceux auxquels je me suis adressé dans cette circonstance difficile ont repoussé mes demandes, et toi seul…

— À qui tu n’avais pas pensé, parce que je suis le moins riche de tes amis.

— La demande de quelques billets de banque à emprunter devait me sembler moins indiscrète envers ceux qui roulent sur l’or. Mon Dieu ! on sait bien ce qu’il en est des amis du monde ; et on se laisse prendre encore à réclamer leurs services, et on est encore étonné de leur indifférence quand l’occasion vient la faire connaître !

— Tu les accuses peut-être à tort.

— Hector de Sercy a cent mille livres de rente.

— Il en mange deux cents, et se trouve en réalité le plus pauvre des hommes.

— Eugène de Sabran…

— Était à la campagne quand ta lettre est arrivée.

— Son obligeance était à la campagne… Je le crois fort bien !… Et le comte de Chaumont…

— Oh ! il se trouvait lui-même dans un grand embarras d’argent ; il m’en parlait quand Pasqual, ton homme d’affaires, est entré… car c’est chez lui que j’ai appris subitement ta situation gênée et dangereuse.

— Et l’ami de Valentine s’est empressé de venir offrir ses services au mari dissipé que la pauvre jeune femme s’est donné !

— L’ami de Valentine, sans doute… Mais pourquoi me nommer ainsi, Herman ?… Tu sais bien que pour toi-même…

— Je sais bien que tu m’es attaché, Léon, mais tu aimes Valentine avant moi.

— Sans doute avant toi, puisque ma liaison avec elle est de plus ancienne date que la nôtre.

— Oh ! je n’en suis pas jaloux !

— Et tu as raison… car notre amitié bien établie est un motif de sécurité pour toi… On parle souvent des vieux amis… mais c’est que pour une femme un ami est toujours vieux.

— Je le crois.

— Mais ne parlons plus de cela… Tu as bien souffert depuis deux jours ?

— Tellement que je ne pouvais pas juger moi-même de mon état, et que l’intensité de la fièvre dont j’étais saisi, ainsi que ses symptômes particuliers, m’ont été révélés par une circonstance étrange.

— Comment ?

— J’ai eu une hallucination d’une netteté et d’une lucidité extraordinaires… et qui m’a tellement frappé, qu’en ce moment encore, je l’avouerai, je suis plus absorbé par le souvenir de cette scène extraordinaire que par de pressants et réels chagrins.

— Mais c’était tout simplement du délire ?

— Sans doute ; mais le délire a en moi un caractère singulier qui donne de l’ensemble à ses images, de la continuité aux faits qu’il déroule… Rappelle-toi les lon-