Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/234

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

luptueuse, à ce trouble de l’âme plein de passion et de langueur…

« Mais, tandis que je jouissais délicieusement de ces jours qui nous étaient comptés, et n’y voyais à regretter que leur tenue rapide, il se mêlait parfois chez le comte à la douceur qu’il semblait goûter, une sorte d’impatience et d’inquiétude.

« Le désir de ne rencontrer personne de la connaissance de M. de Rocheboise nous faisait choisir pour nos gîtes du soir de modestes hôtels garnis, dès notre première couchée, je vis le comte examiner avec un soin singulier la situation de sa chambre et de la mienne dans la petite auberge où nous étions descendus.

Le soir, m’ayant accompagnée dans la pièce qui m’était destinée, il vit un verrou a la porte et me demanda si j’allais le fermer ; je lui répondis en riant, que ce serait grande folie de m’endormir sans cette précaution, dans l’espèce de coupe-gorge où nous étions venus nous jeter. À quoi il dit avec un froncement de sourcils que c’était là une terreur ridicule, et il se mit à observer la disposition de la fenêtre, sa hauteur et le lieu où elle donnait… Je remarquai à peine cette particularité dans le moment ; mais je m’aperçus de nouveau qu’il y avait parfois sur les traits de Rocheboise un mécontentement sec, qui ne semblait pas tenir à la tristesse de notre séparation prochaine.

« À toutes les couchées de notre route, il en fut à peu près de même ; et, comme il y a partout des verrous aux chambres d’auberge, les questions du comte à ce sujet se renouvelaient chaque soir. Je m’amusai bientôt de son étrange préoccupation à l’égard des verrous, et m’empressais de lui montrer la première ceux qui garnissaient ma porte.

« Mais le lendemain, avant le jour, nous reprenions notre route, et le voyage était toujours délicieux… Je puis bien dire que j’allais au tombeau par un chemin fleuri.

« Chaque matin, Rocheboise faisait notre provision d’oranges, qui avec le lait et le pain noir qu’on trouve dans les campagnes, composait à peu près toute notre nourriture. Le soleil était dévorant ; le comte coupait des branches d’aubépine aux buissons et en garnissait la portière pour que je pusse avoir de l’ombre sans être privé d’air… Quand la campagne était belle, et surtout dans les grandes prairies de la Sarthe, nous faisions des lieues à pied dans l’herbage qui longeait la route, mais si nous apercevions briller dans l’herbe le filet argenté qui découlait d’une fontaine, nous allions en courant boire à cette source ; et, la mollesse nous gagnant, nous demeurions longtemps assis au bord de l’eau, sous l’ombre épaisse des noyers… Cela au grand déplaisir du voiturier, qui stationnait sur le chemin, et jugeait que nous faisions injure à sa cage de sapin en préférant l’ombre des arbres à la sienne.

« Ainsi, sans sommeil, presque sans nourriture, faisant de longues routes à pied, sous un soleil ardent, nous passions avec délices ces journées qui eussent semblé mortelles à tout autre… Pour nous, c’était la vie à deux, et elle ne nous causait aucune fatigue : on aurait pu dire réellement que nous vivions d’amour et de l’air des champs.

« Une fois, dans l’un de nos instants de repos, j’aperçus une croix rustique dans le massif où nous étions assis. Cette vue me rappela subitement le but de mon voyage, et je m’éveillai en frissonnant de mon doux songe.

« Je me levai, et j’allai, les mains jointes, appuyer ma tête contre le tronc de l’arbre sacré, dans l’attitude que devait avoir autrefois Madeleine au pied de cet antique symbole.

« Rocheboise vit que je pleurais et accourut près de moi en me disant :

— « Elisa ?… chère Elisa ? je vous avais bien dit que ce parti extrême vous laisserait de cruels regrets… Heureusement, il est temps encore ! Nous n’avons qu’à faire retourner la voiture, et tout sera fini entre le cloître et vous.

— « Mon ami, lui répondis-je, vous vous trompez : ma résolution est aussi ferme que jamais. Mon bonheur près de vous devait être de courte durée… Tant de causes nous éloignent l’un de l’autre ! J’aime mieux la séparation amenée de moi-même, et qui, du moins, me laissera dans