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cement pour qui la voiture quitte le plus tard possible et que vous ayez moins de chemin à faire à pied jusqu’à la ville.

« — Et quand l’essieu cassera, nous verserons ? demandais-je.

« — Peut-être que non, répondit le voiturier.

« Cette perspective de verser à la première minute, à moins d’un hasard, nous rendit quelques instants de gaieté. Le grincement aigu qui s’élevait de chaque lourde roue avait alors un langage pour nous ; il nous rappelait notre situation précaire. Courir un danger auprès de ce qu’on aime est si doux ! Ce danger, si simple qu’il soit, resserre le lieu entre vous ; il amène la pensée supérieure de mourir ensemble, devant laquelle on ne se plaint jamais d’aimer trop. Je sentis que la catastrophe qui nous menaçait en ce moment nous donnait l’un pour l’autre une adoration que nous n’avions jamais eue, et en même temps une joie d’enfant. À chaque cahot un peu violent, Rocheboise me serrait dans ses bras ; puis, la voiture retombée dans son aplomb, nous en avions pour longtemps à rire de notre terreur… Si j’entre dans de pareils détails, mes enfants, si je rappelle ce rire de jeunesse, c’est qu’il fut, hélas ! le dernier de ma vie.

« Un léger incident vint nous distraire de cette préoccupation.

« Un petit paysan, nu pieds, suivait la voiture en faisant la roue dans la poussière ; après lui avoir jeté quelques sous qu’il ramassait en continuant son manège, je remarquai la chaleur extrême amenée par cet exercice, où la tête prenait alternativement la place des jambes, et je lançai à l’enfant une de nos oranges. Cette fois il demeura immobile, stupéfait, couvant ce fruit doré des mains et du regard, avec une expression de bonheur qui ne peut se décrire.

« J’en fus frappée, et j’attirai l’attention de Rocheboise de ce côté.

« — Mon Dieu ! regardez donc ce petit garçon, m’écriai-je. Est-il possible d’être si heureux pour une orange !

« Le comte, l’œil fixe et sombre, le sourcil froncé, me dit d’un accent amer :

« — Et vous êtes charmée de donner un instant de joie !

« — Sans doute, répondis-je avec étonnement.

« — Et moi ! reprit-il d’un ton passionné, presque colère, tu ne veux donc rien faire pour moi ! tu ne songes pas à mon bonheur !

« L’expression de ses traits, ce langage dont il se servait pour la première fois, me firent songer tout à coup qu’un jeune homme doué de tous les avantages, tel qu’était Rocheboise, attendait un autre prix de son amour que l’amour même… Il me fallut alors comprendre l’impudence que j’avais commise en acceptant un tel compagnon de voyage et le danger de ma situation.

« Heureusement, dis-je en moi-même, le terme approche où cette intimité périlleuse sera rompue, rompue pour toujours !

« Et cette triste consolation redoubla ma douleur.

« — Le temps passe bien vite, dit Rocheboise, comme si sa pensée avait suivi le même cours que la mienne. Chaque tour de roue accomplit notre séparation. Il semble que cette marche devienne fatale en avançant plus rapide. Et dans deux jours, vous serez dans un asile où je ne vous reverrai jamais.

« — Ne me plaignez pas, répondis-je. Je vous ai déjà dit que cette retraite austère n’avait point d’effroi pour moi… l’obscurité, les privations, le néant de toutes choses ne me sont rien… Je n’aurais redouté que le vide du cœur ; et, grâce au souvenir de mon père bien-aimé, grâce aux moments passés près de vous, j’emporte dans le cloître de quoi nourrir de tendresse toute ma vie, quelque longue qu’il plaise à Dieu de la mesurer.

« Puis, exaltée par cette pensée, je continuai :

« Oh ! oui, je serai riche et fière dans cette condition de pauvreté, d’humilité profonde !… riche et fière de mon trésor caché… plus heureuse que toutes les autres recluses… Les reines mêmes, qui se retirent dans les monastères, perdent leur couronne, leur pouvoir, leur fortune ; mais moi, je conserverai mes richesses, ma grandeur, je garderai mon amour ardent au fond de mon sein.

« — Aussi, n’est-ce pas de vous dont je m’inquiète, ré-