Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/259

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fis sur mon arrivée dans le pays quelques mensonges qui lui donnèrent confiance en moi et me trouvai dès lors engagée à son service.

« Elle me laissa le panier de provisions qu’elle avait apportées pour elle, croyant être dans l’obligation de garder ses chèvres ce jour-là ; puis elle me montra, à cent pas sur la hauteur, sa maison, où je devais ramener le troupeau à l’angélus du soir et où je trouverais mon souper et ma couche.

« Dès que je fus seule, je me mis à déjeuner au milieu de mes nouvelles compagnes ; le pain de village et ma condition rustique me parurent très-agréables.

« C’était une journée bénie pour moi, car à peine avais-je achevé mon repas, que je vis amener des chevaux à la porte du château ; puis, un instant après, une cavalcade d’élégants jeunes hommes sortit de l’avenue.

« Ce fut la première fois que je te vis, mon fils !… Ce qu’on m’avait dépeint de ta figure et les mouvements de mon cœur suffisaient bien à te faire reconnaître. Tu t’arrêtas un instant, et je pus m’enivrer du bonheur de te contempler. Oh ! ce moment, auquel je n’ai jamais pensé depuis sans pleurer, me paya de tout ce que j’avais souffert.

« De ce jour commença ce que je pourrais appeler le temps de mes amours. J’étais constamment près de toi, je te voyais ou j’attendais le moment de te voir ; je pouvais approcher de ce qui t’appartenait, de ta maison, de tes gens, de ton cheval… Quand tu sortais, je te suivais le plus loin possible, et m’asseyais sur la route par laquelle tu devais revenir ; quand tu restais, je promenais mon troupeau autour de ta demeure et ne la perdais pas de vue. Mes chèvres semblaient comprendre cette fantaisie de mon cœur et s’y conformer d’elles-mêmes ; lorsque tu te rendais dans le bois, elles bondissaient aussitôt dans le sentier verdoyant qui leur offrait une ample moisson de broussailles ; lorsqu’il fallait rester autour du château, ; elles se contentaient d’une plus aride pâture, sans chercher à franchir les bords de la pelouse.

« Ainsi, mon fils, je te voyais chaque jour, et je te voyais riche, brillant, heureux ! Combien je m’applaudissais d’avoir eu le courage de t’éloigner de moi, de moi qui ne pouvais te donner qu’une existence pauvre et obscure, puisque tu devais ainsi recueillir le prix de mon sacrifice… Que j’avais bien fait de t’aimer plus que moi-même !

« Je partageais toutes tes jouissances : je me sentais or-