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les mendiants de la mort

La jeune fille, cependant, est éveillée par le silence même qui a succédé aux bruits du souper. Avant de comprendre ce qui se passe, elle sent une honte instinctive de sa situation. En un clin d’œil, elle dénoue le lien de dentelle et se glisse derrière le cercle des convives.

Tous ces mouvements ont été rapides comme la pensée.

Dans cet intervalle, cependant, Valentine, non moins fière et courageuse à cette heure qu’elle était naguère tendre et dévouée, a eu le temps de comprendre toute l’étendue de son malheur ; elle a pu le juger et élever son âme au-dessus de lui.

Un froid extraordinaire qui l’a saisie répand sur son visage une pâleur profonde, son corps frissonne invisiblement ; mais son regard est ferme et plein d’éclat, son attitude est digne et imposante.

— Je croyais, dit-elle, venir ici chez moi, dans une pure et respectable demeure ; je suis tombée dans une maison d’orgie. Je comprends tout ce que ma présence a de fatal et de pénible pour tous.

Il est impossible à aucune des personnes présentes de trouver une parole, et tout le monde reste immobile. Valentine, dont la voix a pu se raffermir pendant cet instant de silence, reprend alors :

— Il faut absolument que vous sachiez ceci, monsieur de Rocheboise : je ne suis point venue, guidée par quelques soupçons, épier le secret de votre voyage. L’homme de confiance que j’avais envoyé ce soir ici a cru vous voir souffrant et accablé ; et lorsqu’il m’a fait part de cette inquiétude, je suis accourue près de vous… ; car ce soir… il y a quelques minutes encore, j’étais pour vous une amie… une femme idolâtre !…

Herman fait un mouvement, mais il n’a pas la force de répondre ; un morne silence règne encore.

C’est Valentine qui continue avec un calme et une fermeté sublimes dans sa situation :

— Vous avez voulu vous séparer de moi, monsieur de Rocheboise. Je ne dois pas me faire juge de vos sentiments ; mais j’ai le droit de vous reprocher le mensonge, la fausseté qui ont présidé à votre conduite. Vous avez préféré une infidélité clandestine et vulgaire à une rupture loyale, qui brise l’amour en laissant du moins l’estime… Si je ne puis plus être trompée par vous, c’est au hasard que je le dois, et non point à votre confiance… Le moment de la séparation en est plus chargé de honte et de