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LES FANTÔMES BLANCS

jeune homme rejoignit ses amis, leur remit les vêtements envoyés par Levaillant, et, pendant qu’ils s’habillaient, il leur fit part de sa déception.

— Fâcheux contre-temps, dit Georges, mais tu ne peux partir. Voyons, ne peux-tu me donner une lettre pour ton ami, M. Jordan, car il pourrait supposer que nous sommes des aventuriers ?

— Le capitaine Levaillant sera là pour vous introduire, mais je vais te donner une lettre pour mes sœurs.

À la hâte, Paul écrivit quelques lignes et les remit à Georges.

Le capitaine ouvrit la porte, Paul lui présenta ses amis. Levaillant leur serra la main en disant à voix base :

— Ne prenez pas garde aux paroles que je vais dire en traversant la salle commune.

Maître Perrin était là au milieu de sa nombreuse clientèle. Le capitaine, qui paraissait très en colère, dit en passant à l’aubergiste :

— La bonne foi de M. Paul a été surprise : ces deux individus qu’il a recueillis sur la route sont deux matelots déserteurs que je fais chercher depuis quinze jours. Ils étaient loin de se douter, les mâtins, que j’allais les cueillir en arrivant comme deux poires mûres. Pare, file à gauche… Vous allez goûter de la garcette, mes gaillards, pour vous apprendre à me brûler la politesse une autre fois. Et, d’un geste brusque, il poussa les deux soi-disant matelots qui sortirent en baissant la tête sous les rires et les huées de l’assistance.

— Bien joué, capitaine, dit Philippe qui riait de tout son cœur.

— Vous partez sans moi, dit Paul, et il expliqua au capitaine l’affaire qui le retenait en France.

— Le diable soit de ces faiseurs d’embarras, gronda Levaillant. Enfin, il faut en prendre son parti, je reviendrai vous chercher le plus tôt possible. Embarquez, messieurs.

Les trois jeunes gens prirent place dans la chaloupe qui les attendait. Le trajet fut silencieux : une même angoisse serrait le cœur de ces hommes que le malheur étreignait de sa main de fer. Les adieux furent pénibles : Paul ne pouvait se résoudre à se séparer de ses amis. Le brave Levaillant lui-même était fort ému.

— Il faut partir, monsieur Paul, dit-il enfin, au revoir et bon courage !

Paul embrassa ses amis, serra la main du capitaine et la chaloupe le ramena au port.


CHAPITRE XVIII
EN MER.


Lorsque les fugitifs se réveillèrent le lendemain, le navire voguait déjà en pleine mer.

Ils montèrent aussitôt sur le pont. Le capitaine vint leur souhaiter le bonjour, et, après le déjeûner, il leur fit visiter son navire.

C’était un joli vaisseau que le « Montcalm » ; fin voilier construit pour de longues courses, il possédait un équipage dévoué et brave que la rencontre des nombreux corsaires qui sillonnaient les mers, à cette époque, n’intimidait pas. On disait même qu’ayant eu maille à partir avec les Frères de la Côte, ceux-ci avaient gardé un souvenir désagréable de cette rencontre. Philippe, dont la nature insouciante et légère s’accommodait vite des changements de milieu et de position, prit un plaisir réel à visiter le bâtiment jusque dans ses moindres détails.

Georges se prêta aussi à cette fantaisie du capitaine, mais sa pensée était ailleurs. Il avait quitté son pays, sa famille, pour l’inconnu. Que serait pour lui cette terre étrangère où personne ne l’attendait ? Et sa mère et sa sœur n’auraient-elles pas à souffrir de la haine injuste du marquis de P… et de sa famille ?

Toutes ces appréhensions rongeaient le cœur du jeune homme, lui ôtant le sommeil et l’appétit.

Philippe avait essayé de l’intéresser aux manœuvres de l’équipage, mais devant l’air ennuyé de son cousin il avait renoncé à ses tentatives.

— Laissons faire le temps, disait-il au capitaine, que cette mélancolie inquiétait.

En effet, à mesure que la traversée avançait, Georges semblait reprendre goût à l’existence ; il causait maintenant avec les matelots, écoutant leurs naïves légendes. La plupart de ces braves gens étaient nés au Canada, ce qui doublait, pour le jeune homme, le charme de leurs récits.

— Ah ! c’est un beau pays que le nôtre, monsieur Georges, disait un vieux matelot à l’œil narquois ; des lacs qui ressemblent à des mers, et des rivières auprès desquelles vos fleuves ne sont que des ruisseaux… Vous verrez ça… Et Georges se surprenait à sourire, amusé par les façons familières du vieux Canadien.

Depuis quelques jours, on remontait le Saint-Laurent, mais le navire n’avançait guère ; la brise était tombée, immobilisant le « Montcalm » dont les voiles pendaient lamentablement le long des mâts.

Le ciel était sombre, l’air très lourd, et d’énormes nuages, semblant sortir des profondeurs du fleuve, s’amoncelaient à l’horizon.

— Hardi, les enfants ! cria le capitaine, ça va chauffer tout à l’heure. Que chacun soit à son poste… Attention !…

Un orage s’avançait terrible. Déjà, le tonnerre grondait sourdement et de larges éclairs mettaient des serpents de feu sur le noir sombre du ciel. Le navire filait maintenant vent arrière.

— Diable ! dit Philippe, m’est avis que nous allons marcher trop vite maintenant… Et, sautant sur la dunette, il cria : « Larguez les voiles ! »

Soudain, un choc formidable se produisit et, dominant la tourmente, la voix du capitaine cria : « Aux chaloupes !… Nous coulons… »

— Je vois une lumière, cria un matelot, mais son cri se perdit dans le fracas de la tempête alors dans toute son horreur.

Trois chaloupes venaient d’être mises à l’eau ; tout le monde s’y précipita et l’on se mit à ramer vigoureusement pour s’éloigner du navire qui coulait à pic.

Bientôt, la violence du vent devint telle que l’action des rames devenant inutiles, les naufragés durent s’abandonner au gré des flots.

D’ailleurs, la terre était toute proche, on l’apercevait à la lueur des éclairs. Soudain, une lame haute comme une montagne s’abattit sur les frêles embarcations, qui furent sépa-