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LES FANTÔMES BLANCS

vous retrouverez des compatriotes. Le Canada, c’est une France nouvelle.

La comtesse sonna et donna l’ordre de préparer deux petites valises contenant les objets indispensables. Puis, s’emparant du bras de son fils, elle descendit au salon, et, s’avançant vers Paul, elle lui tendit la main.

— Soyez le bienvenu, monsieur Merville, dit-elle Hélas ! votre séjour ici ne sera pas gai, le malheur est sur cette maison.

— Je connais et je partage vos douleurs, madame, mais je suis heureux de pouvoir vous venir en aide en procurant à M. de Seilhac et à Georges les moyens de quitter la France.

— Et vous croyez qu’ils ne seront pas inquiétés là-bas ?

— Je ne crois pas, madame. Le Canada est à la veille d’une guerre avec l’Angleterre, et M. de Vaudreuil a besoin de s’entourer d’une jeunesse vaillante et dévouée. De plus, la frontière américaine est proche et un changement de nom n’est pas impossible. En arrivant, j’achète une propriété et je m’y installe avec mes sœurs. M. de Seilhac et Georges pourront demeurer avec nous.

— Vous n’avez pas d’autres parents que vos sœurs ?

— Non, madame. Seulement, M. Jordan, un vieil ami de ma famille, est établi près de Québec : c’est pour nous un second père. Nous trouverons chez lui une hospitalité cordiale dès notre arrivée.

Un domestique vint annoncer que le souper était servi. On passa dans la salle à manger, mais les cœurs étaient trop serrés pour faire honneur au repas : les mets demeurèrent intacts.

Georges et Philippe endossèrent des vêtements bourgeois qu’ils couvrirent d’amples manteaux, avec des chapeaux de feutre rabattus sur les yeux, ils pouvaient aisément passer pour de bons négociants en voyage.

La berline attendait dans la cour, l’instant du départ était arrivé ; les jeunes gens montèrent à la chambre du vieillard ; il était couché sur une chaise longue et les yeux perdus dans le vague, il murmurait des mots sans suite.

— Mon père, nous partons, dit Georges en se mettant à genoux ainsi que Philippe, bénissez vos enfants !

Un éclair d’intelligence passa dans les yeux du comte. « Je vous bénis, » dit-il en étendant ses mains tremblantes sur la tête des jeunes gens. Ce fut tout, l’éclair de raison était passé et le vieillard demeura insensible sous le baiser d’adieu des deux cousins.

— Partons, dit Philippe que ce spectacle énervait.

La comtesse, plus pâle qu’une morte, les attendait. Georges vint se jeter dans ses bras.

— L’heure du départ a sonné, ma mère, dit-il, adieu, et priez pour nous !

— Adieu, et que Dieu vous conduise et vous ramène bientôt dans mes bras, dit la pauvre femme en serrant sur son cœur, son cher enfant. Adieu aussi, monsieur Paul, que Dieu vous garde. Je vous confie ces enfants, soyez un frère pour eux.

Sur le perron, Jacques vint serrer la main des fugitifs. Le bon vieux pleurait.

— Ne pleure pas, mon pauvre ami, dit Georges, nous nous reverrons j’espère.

— Oui, nous nous reverrons, dit Éva en apparaissant tout à coup. Pars sans crainte, mon frère, je consolerai maman de ton absence en lui faisant espérer ton prompt retour. Adieu, mon cousin et vous aussi monsieur Paul ; mes vœux et mes prières vous suivront sur la route de l’exil.

Les trois jeunes gens embrassèrent l’aimable enfant qui répéta : « Dieu vous garde. » Puis, montant en voiture, ils disparurent bientôt dans la nuit. Grâce à leur déguisement et au soin d’éviter les grandes routes, nos fugitifs purent atteindre le but de leur voyage sans encombre. Paul installa ses amis chez Maître Perrin et se rendit sur le quai.

— Le capitaine Levailiant ? demanda-t-il au premier marin qu’il rencontra.

— Il vient de se faire conduire à bord ; tenez, voici Roger qui revient.

Le jeune homme s’avança vers celui qu’on lui désignait sous le nom de Roger et lui mit un écu dans la main.

— Conduisez-moi au « Montcalm », dit-il en sautant dans la chaloupe.

En quelques coups de rames, on atteignit le navire et Paul vint serrer la main du capitaine.

— Votre voyage n’a pas été long, mon jeune ami, je ne vous attendais pas si tôt.

— Etes-vous prêt à partir ?

— Dame, il y a bien encore quelque chose à terminer. Pourquoi cette question ?

— Parce qu’il faudrait partir ce soir. Et, en peu de mots, le jeune homme mit le capitaine au courant de la situation de ses amis.

— Diable ! dit Levaillant en tortillant sa moustache, le cas est grave, et je ne tiens pas du tout à avoir mailles à partir avec messieurs de la maréchaussée. Nous allons appareiller sans tambour ni trompette. Que vos amis se tiennent coi, là-bas, et lorsque la nuit sera venue, j’enverrai une chaloupe. Voici des costumes de matelots qu’ils pourront endosser, ils passeront pour des retardataires. À tout à l’heure.

Le jeune homme allait descendre dans l’embarcation quand une idée lui traversa l’esprit.

— Et le chevalier de Laverdie, ? demanda-t-il.

— Parti sur le « Vautour » en compagnie de Kerbarec. Dieu veuille que nous ne le rencontrions pas sur notre route.

— Vous pensez qu’il oserait s’attaquer au « Montcalm » ?

— Ils oseront tout, les canailles. Malgré son infériorité, Kerbarec commande une troupe de scélérats déterminés. C’est un corsaire redoutable. Et Laverdie lui-même… Et le reste de la phrase se perdit sur un énorme morceau de tabac que Levailiant introduisit dans sa bouche.

Paul allait enfin partir, lorsque le capitaine l’arrêta.

— Voici un chiffon de papier que l’on m’a remis pour vous, dit-il.

Le jeune homme ouvrit l’enveloppe. C’était une invitation de la part de Maître Arel, notaire, d’avoir à se présenter à son étude pour une communication importante.

L’étude n’étant qu’à deux pas, Paul s’y rendit. Le notaire lui apprit qu’un procès lui était intenté par l’acquéreur de sa propriété de Remiremont. Cet homme alléguait qu’il avait été trompé sur la valeur de cette propriété. Sans doute, ses allégations n’étaient pas fondées, mais la présence de Paul était nécessaire. Le