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LES FANTÔMES BLANCS

Les couleurs étaient revenues aux joues de la veuve ; elle se dressa, agressive.

— Paul Merville a pris passage sur le « Montcalm », dit-elle sèchement. Ce navire s’est perdu dans le bas du fleuve, le 2 novembre. Quel intérêt avez-vous à venir m’affirmer que Paul est demeuré en France ?

— L’intérêt que m’inspire ses sœurs, madame. Je ne veux pas qu’elles croient à la mort de leur frère, et je viens leur dire : « Paul est vivant, et je vous apporte son message. »

— Alors, donnez-moi ce message, je le donnerai moi-même aux jeunes filles.

— Non, madame, j’aurais trop peur qu’il ne s’égare, dit Georges avec ironie.

Ellen bondit.

— Vous êtes un imposteur ! cria-t-elle ; le « Montcalm » a péri et tout ce qu’il contenait. Je suis bien renseignée, monsieur.

— Par Laverdie, je suppose, ricana le jeune homme, toujours ironique. Écoutez bien ceci, madame : j’ai laissé Paul au Havre en parfaite santé et je me suis embarqué sur le « Montcalm ». Je me suis sauvé, par miracle, sans doute, mais retenez bien mes paroles : PAUL N’ÉTAIT PAS À BORD, et bientôt il sera ici… Alors, malheur à vous !

Et, laissant Mme Merville interdite sous cette violente apostrophe, le jeune homme sortit de la chambre. Mme Bernier l’attendait au seuil de l’auberge.

— Eh bien ! monsieur, avez-vous réussi ? Les avez-vous vues, les pauvres petites ?

— Ne m’en parlez pas, je suis hors de moi ; c’est un monstre que cette femme !

Et Georges raconta mot pour mot son entretien avec Mme Merville.

Mme Bernier frémissait d’impatience.

— Je la savais méchante, dit-elle, mais pas à ce point. Écrivez une lettre que vous joindrez à celle de monsieur Paul, je me charge du reste.

Georges écrivit quelques lignes aux deux sœurs, leur donnant tous les détails qui pourraient les rassurer ; il ajoutait qu’elles pouvaient compter sur lui et son ami Philippe, qu’ils allaient faire bonne garde, et que si Laverdie tentait quelque chose, elles en seraient averti par Mme Bernier. Celle-ci serra précieusement la missive et le jeune homme se retira dans sa chambre.

— Nous ne pourrons avoir nos habits que demain ; par conséquent, il nous est impossible de nous rendre ce soir chez le gouverneur, dit Philippe en le voyant entrer.

— Va pour demain, dit Georges, je vais pouvoir me reposer, car je ne tiens plus debout.


CHAPITRE III
RAYONS D’ESPOIR.


Après le départ de Georges, Mme Merville resta un moment pensive, puis un étrange sourire entr’ouvrit ses lèvres.

— Paul arrivera trop tard, murmura-t-elle, et je crois que ce monsieur Georges n’y reviendra plus… Mais quelle ressemblance ! J’ai bien cru un instant que c’était mon beau-fils… Et le chevalier qui venait de m’annoncer sa mort ! Qu’importe, le premier acte de la comédie est joué, Marguerite va faire les frais du second en épousant Laverdie. Pour Odette, je trouverai bien le moyen de me débarrasser d’elle. Qui sait, mon cousin Harry m’aimera peut-être lorsque Marguerite ne sera plus là, je suis encore jeune, riche et belle ? C’est singulier comme cet amour s’est emparé de mon cœur, moi qui n’ai jamais aimé que les plaisirs et la richesse… Oui, j’aime Harry, et jamais Marguerite ne l’épousera. Ah ! que je la déteste cette fière créature qui ne craint pas de me braver. Je briserai ton orgueil, Marguerite, en te jetant aux bras d’un bandit dont la tête roulerait sur l’échafaud si sa véritable personnalité était connue. Je vais d’abord essayer la persuasion, et si je ne réussis pas, en avant les grands moyens. Elle sonna, et la petite servante accourut.

— Allez dire à Mlle Marguerite que Je désire lui parler.

Marguerite ne tarda pas à paraître ; elle entra, la tête haute, et sans saluer sa belle-mère, elle demanda :

— Que me voulez-vous, madame ?

La voix de la jeune fille trahissait l’émotion à laquelle son âme était en proie. Le léger cercle de bistre qui entourait ses yeux attestait qu’elle avait dû beaucoup pleurer. Et cependant, on lisait une énergie indomptable dans son regard fier et droit.

Ellen se fit toute gracieuse.

— Asseyez-vous d’abord, ma chère, dit-elle, vous savez toute la part que je prends à votre malheur, mais il ne faut pas vous laisser abattre par le chagrin. Vous n’êtes pas seule au monde, il vous reste des amis.

— Des amis ? s’écria Marguerite, vous osez me dire cela, madame ? Et avec ce sang-froid ? Oubliez-vous que ces amis, non contente de les avoir congédiés, vous m’avez encore interdit toute communication avec eux ?

Un éclair de colère passa dans les yeux d’Ellen.

— Je ne parle pas des Jordan que vous ne reverrez jamais, dit-elle, mais vous avez un ami, Marguerite, un ami qui deviendra, quand vous le voudrez, un compagnon fidèle.

— Pas un mot de plus, madame, nous ne nous entendons pas sur ce point. Je sais trop bien à quelle espèce d’hommes appartient votre soi-disant chevalier.

— Mais, ma chère, réfléchissez… il y va de votre bonheur.

La jeune fille se leva frémissante.

— Inutile d’insister, dit-elle, je ne consentirai jamais à ce mariage. Jamais, entendez-vous ?

Et elle sortit, le front haut, mais avec la sensation que quelque chose se brisait dans son cœur.

Odette l’attendait avec Impatience ; elle vint se jeter dans ses bras.

— Encore quelque méchanceté ? dit-elle.

— Rien de nouveau, ma pauvre Odette, elle voulait seulement me parler de son estimable Laverdie.

— Le vilain homme ! Tu ne l’épouseras pas, Marguerite… Tu serais malheureuse, vois-tu…

— Ne crains pas cela, ma petite Odette ; je retournerai au couvent plutôt. M. Jordan va guérir et il aura bien assez d’influence pour nous sortir d’ici.

— Ah ! ma sœur, si Paul eut vécu… Et l’enfant se mit à pleurer. C’était bien tou-