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Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/10

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LES FANTÔMES BLANCS

tout à l’heure. Votre fortune a souffert par suite de la faillite de mon père. Pourquoi deviendrais-je une charge pour vous ? On m’accorde un peu de talent pour la musique. Ne pourriez-vous pas me procurer quelques élèves chez vos amis et connaissances ?

M. O’Reilly regarda la jeune fille, cherchant à lire sur ce visage impassible la pensée qui se cachait sous ces paroles dites d’un ton si calme.

— Rien ne presse, ma chère petite, dit-il, vous arrivez à peine. D’ailleurs, mon frère et moi sommes d’accord pour vous faire une vie relativement indépendante.

Un éclair de colère passa dans les yeux d’Ellen.

— Je ne veux rien devoir à M. Murray, dit-elle avec force ; de vous, mon oncle, j’accepte l’hospitalité mais je veux travailler.

— Pauvre enfant ! murmura Mme O’Reilly, croyez qu’avec votre inexpérience vous vous préparez beaucoup de déceptions.

La jeune fille eut un geste d’indifférence hautaine.

— Qu’importe les déceptions si j’acquiers l’indépendance, dit-elle ; que peut me faire l’amitié ou le dédain de quelques bons bourgeois si leur or me sert à parvenir à mon but.

— C’est bien, dit alors M. O’Reilly, il sera fait suivant votre désir, Ellen.

Le lendemain, par l’intermédiaire de sa tante, Ellen fut mandée dans plusieurs familles. Comme elle avait un réel talent, elle parvint à se faire un joli revenu, mais elle n’atteignit pas son principal but. Les rencontres chez son oncle et dans les maisons qu’elle fréquentait ne réalisaient pas le type de ses rêves. Les jeunes filles, qu’éloignait sa hauteur dédaigneuse, ne la recherchait pas, de sorte qu’elle vivait solitaire ; même chez son oncle, en dehors des repas, elle n’avait rien de commun avec la famille. Tous les mois, elle payait sa pension comme une étrangère. Son oncle avait voulu refuser, mais la fière créature lui avait signifié qu’elle quitterait sa maison immédiatement s’il ne voulait pas accepter son argent, et le pauvre oncle, qui ne voulait pas la perdre de vue, dut se résigner.

On avait laissé à Ellen ses bijoux et ses toilettes, de sorte que, son deuil terminé, elle put satisfaire son goût pour le luxe et éclipser par son élégance les plus riches héritières de la ville. En vain sa tante lui représenta l’inconvenance de cette richesse de costume pour une jeune fille dans sa position, elle n’obtint pour toute réponse qu’un froid sourire et un haussement d’épaules.

Deux années passèrent ainsi. Un soir que toute la famille était réunie pour le repas du soir, on entendit frapper à la porte. Maggy alla ouvrir.

— Monsieur O’Reilly ? demanda un homme enveloppé dans un ample manteau en entrant dans la pièce. La servante, sans répondre, l’introduisit dans la salle à manger.

— Arold ! Quelle heureuse surprise ! et M. O’Reilly bondit de son siège et vint tendre les deux mains à l’étranger.

— Oui, c’est moi, mon cher David, je viens de terminer une heureuse transaction, et je m’accorde un congé de quelques semaines que je viens passer avec vous, si vous le permettez, toutefois, ma chère belle-sœur, ajouta-t-il en tendant la main à celle-ci.

— Vous êtes le bienvenu, mon cher beau-frère, nous n’espérions guère votre visite.

— Dame, les affaires vous savez, et puis les habitudes d’un vieux célibataire. Mais voici Lilian, je suppose : quelle jolie nièce j’ai là, ajouta-t-il en prenant la petite fille dans ses bras. Me connais-tu, chérie ?

— Oui, oncle Arold, je vous connais et je dis votre nom dans mes prières afin que Dieu vous protège.

M. Murray l’embrassa encore.

— Chère petite, dit-il, puisque tu pries comme cela pour ton vieil oncle, mon présent va te faire plaisir j’espère. Et il prit, dans sa poche, une petite boîte qu’il donna à l’enfant, puis il se tourna vers Harry :

— Je ne t’aurais pas reconnu mon garçon, dit-il.

— Mais moi je vous ai reconnu tout de suite, dit le jeune homme, vous n’avez pas vieilli, mon oncle.

— Ta, ta, petit flatteur. Et vous, princesse Ellen, on ne vient pas dire bonjour au vieil oncle ?

Sans hâte, la jeune fille vint tendre son front au baiser de son oncle.

On se mit à table. Pendant le souper, M. Murray raconta que, par d’heureuses spéculations, il avait réussi à rétablir sa fortune sur une base solide.

Donc, mon cher David, dit-il en terminant, plus d’inquiétude sur le sort de ce grand garçon là. Lorsqu’il aura terminé ses études, nous verrons à faire quelque chose pour lui.

De ce jour, les manières d’Ellen changèrent envers la famille de son oncle : elle eut des caresses pour Lily, des paroles gracieuses pour son cousin, et comme Mme O’Reilly, malade depuis quelque temps, ne quittait plus guère sa chambre, elle déclara qu’elle abandonnerait une ou deux leçons afin d’avoir plus de temps à consacrer à sa tante.

À cent lieues de supposer le vil calcul qui se cachait sous la nouvelle conduite de sa nièce, M. O’Reilly se réjouissait de ce changement. Mais M. Murray et Harry lui-même ne furent pas dupes de cet habile manège ; tout en gardant pour eux leur secrète pensée, il leur suffisait d’un coup-d’œil pour se comprendre.

Les choses, en étaient là lorsqu’une fièvre maligne se déclara dans la ville. Mme O’Reilly, trop faible pour lutter contre la terrible maladie, fut emportée en quelques jours, malgré les soins qui lui furent prodigués.

Dès le début de la maladie, on avait envoyé un exprès au Havre, afin de prévenir M. Jordan qu’il eut à faire diligence s’il voulait revoir sa sœur ; mais la distance était longue à franchir, aussi Mme O’Reilly reposait-elle depuis plusieurs jours dans sa tombe lorsqu’il arriva.

Ce fut M. Murray qui vint le recevoir.

— Dites-moi que je n’arrive pas trop tard, monsieur, demanda l’armateur avec anxiété.

— Hélas ! vous n’arrivez pas trop tard pour mon malheureux frère, mais sa femme est morte il y a six jours.

M. Jordan se tordit les mains.

— Pauvre Amélie ! dit-il, je ne la verrai plus… Et David ?… Et les enfants ?…