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LES FANTÔMES BLANCS

pas à nous éloigner, acheva-t-elle avec un soupir.

— Dans ce cas mon oncle interviendrait, dit Harry, vous connaissez ses projets, chère tante ; rassure-toi Paul, tes sœurs ne seront pas abandonnées, quoi qu’il arrive.

Odette et Lilian vinrent embrasser les arrivants ; leurs yeux rougis attestaient qu’elles avaient beaucoup pleuré.

— C’est notre dernière année de collège, dit Harry ; mon oncle s’occupe de réaliser sa fortune et d’acheter une propriété ici.

— Oh ! le cher oncle, dit Lily, quel bonheur l’avoir près de nous !

— Et quel protecteur, murmura Marguerite, car je crains tout de la part d’Ellen… C’est mal, peut-être, mais quelque chose me dit que cette créature nous sera fatale, elle et son chevalier de Laverdie.

— Quel est ce personnage ? demanda Paul.

— Une sorte d’aventurier de la pire espèce, répondit Harry. Mon oncle Murray ne connaît pas son origine, mais il ne lui inspire aucune confiance ; il était question d’un mariage entre Ellen et lui lors de la catastrophe qui a coûté la vie à ses parents ; c’est ce qui explique ses relations avec elle.

Marguerite écoutait, toute frémissante, les paroles du jeune homme, et des larmes coulaient lentement sur ses joues.

Mme Jordan s’approcha d’elle avec Odette.

— Viens, Marguerite, dit-elle, un peu de repos te fera du bien ainsi qu’à cette pauvre petite ; viens, ma chérie.

— Oui, dirent ensemble les deux jeunes gens, va, Marguerite, nous allons te remplacer auprès de notre chère morte. Accompagne-les, Lily.

Avec une douce violence, Lilian les entraîna et aida sa tante à déshabiller Marguerite qui les laissait faire, presque inconsciente. Odette vint se blottir dans ses bras :

— Tu ne me quitteras jamais, ma sœur ?

— Non, dit la jeune fille, en caressant la jolie tête qui s’appuyait sur son épaule, non, mon Odette, je resterai toujours avec toi.

Mme Jordan et Lilian, rassurées, laissèrent les orphelines à leur repos et rejoignirent les voyageurs dans la salle à manger.

Maggy leur avait servi un léger souper, mais ils avaient le cœur trop oppressé pour y faire honneur ; ils causaient tous deux avec M. Jordan qui venait d’entrer.

— Je vais aller faire un bout de veillée avec vous, dit-il aux jeunes gens lorsque ceux-ci furent prêts à partir.

Tous trois vinrent s’agenouiller près de la couche où reposait celle à qui il n’avait manqué qu’un peu de bonheur pour vivre encore. Le visage de la morte, figé dans sa pâleur marmoréenne, était si calme qu’il semblait leur sourire. Les deux jeunes gens posèrent leurs lèvres sur ce front glacé et s’absorbèrent dans leurs prières et leurs méditations. Le silence n’était troublé que par le bruit du chapelet qu’égrenaient les religieuses et les soupirs de Nanette qui pleurait dans un coin.

Paul jeta un regard autour de la chambre… Où était donc son père ? Pourquoi n’était-il pas près de la couche où reposait les restes de celle qu’il avait méconnue et abandonnée. Et, comme c’était horrible pour un enfant d’avoir ainsi à juger son père… À cette pensée, le cœur du jeune homme se brisait. Certes, c’était bien cruel d’avoir perdu sa mère, mais si Paul avait pu se jeter dans les bras de M. Merville et lui dire : « Pleurons-la ensemble », sa douleur eût été moins vive. M. Jordan et Harry, qui lisaient sur la figure du jeune homme les angoisses qui le torturaient, l’entraînèrent hors de la chambre.

— Nous reviendrons plus tard, dirent-ils. Allons rejoindre Marguerite et Odette.

Mais les deux sœurs dormaient encore, et Lilian, qui n’avait pas voulu les quitter, s’était assoupie dans son fauteuil.

Ellen s’était enfermée dans sa chambre après une courte visite à la maison mortuaire.

Mme Jordan donna ses instructions à la fidèle Maggy, et, s’adressant aux jeunes gens :

— Je vais passer la nuit là-bas, dit-elle. Prenez un peu de repos, mes pauvres petits ; j’ai donné ordre à Maggy d’accompagner Marguerite si, à son réveil, elle est assez forte pour venir me rejoindre. Courage, mon Paul, notre pauvre morte est heureuse… Du haut du ciel où elle est, elle veillera sur vous.


CHAPITRE VII
DEUX COMPLICES.


Les premiers mois de l’hiver se passèrent sans incidents pour les pauvres orphelines. Elles avaient repris leurs études, et Ellen les traitait avec une douceur et une affection qui étaient bien loin de son cœur. Odette et Lilian s’en réjouissaient, mais M. et Mme Jordan, ainsi que Marguerite, voyaient avec peine l’empire que Mlle O’Reilly exerçait sur M. Merville ; cela ne présageait rien de bon pour l’avenir.

Au mois d’avril. Laverdie revint en France et, dès son arrivée au Havre, il vint rendre visite à M. Merville. Celui-ci, enchanté de revoir ce compagnon dont les goûts cadraient si bien avec les siens, le reçut à bras ouverts et le pria de considérer sa maison comme la sienne.

Depuis qu’Ellen écoutait ses propos d’amour sans colère, M. Merville s’était transformé : il avait de bonnes paroles pour Marguerite, des caresses pour Odette, et la société de ses amis de débauche ne l’attirait plus ; il devint casanier.

Mlle O’Reilly régnait en maîtresse dans la maison, tout obéissait à ses ordres, sauf Marguerite ; malgré la douceur apparente d’Ellen pour elle, la fière nature de la jeune fille se révoltait à la pensée que, bientôt peut-être, cette perfide créature prendrait au foyer la place de sa mère.

Laverdie parlait souvent du Canada, de la liberté dont jouissait les habitants de ce pays et de la possibilité, pour un homme actif, d’y faire bientôt une fortune considérable. Il exprimait même son intention d’y retourner pour s’y fixer mais, pour le moment, trop de liens l’attachaient au Havre (ceci avec un coup d’œil significatif à Marguerite) pour qu’il put donner suite immédiatement à son projet. Les compliments et les insinuations du chevalier laissaient Marguerite aussi froide que s’ils se fussent adressés à un autre : elle répondait par monosyllabes, et, le plus souvent, se retirait dans sa chambre.