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LES FANTÔMES BLANCS

Georges les attendait depuis une demi-heure lorsqu’ils arrivèrent enfin.

— Bravo ! cria le jeune garde, savez-vous que je commençais à désespérer ? Je vous croyais partis pour votre sauvage pays.

Paul se mit à rire.

— Pas si sauvage que tu crois, dit-il, j’ai assisté à des bals qui n’ont rien à envier aux bals parisiens.

— Je te l’accorde, dit Georges avec le plus grand sérieux, vos bals peuvent être magnifiques, mais le retour au gîte doit manquer de gaieté. Avoir à cheminer dans la neige à mi-corps pour gagner son lit, et, une fois à destination, être obligé d’enlever quatre à cinq pieds de la susdite neige qui bouche l’entrée du logis, vous conviendrez que cela manque de charme, sans compter la rencontre peu agréable d’un ou de plusieurs Peaux-Rouges, amateurs de chevelures… Brrr, cela me donne le frisson… Cette boutade de Georges fut accueillie par un éclat de rire.

La physionomie mobile du jeune garde s’était rembrunie.

— Je vais être obligé de vous dire adieu, dit-il, je pars tout-à-l’heure. Quand penses-tu venir me rejoindre, Paul ?

— Mes affaires sont terminées ici, je vais partir pour le Havre la semaine prochaine, de sorte que, si le « Montcalm » n’est pas en retard, je serai près de toi dans un mois et demi.

— Alors, au revoir, mon cher Paul. Monsieur O’Reilly, j’espère que nous nous reverrons un jour, en attendant, adieu ! Et, très ému, Georges serra la main des jeunes gens et s’élança hors du cabaret.

— C’est un charmant garçon que ton ami de Villarnay, et quelle étrange ressemblance : elle tromperait l’œil d’une mère.

— C’est vrai, en ayons-nous assez mystifié au collège. Un jour, un professeur nouvellement arrivé de province m’infligea une retenue pour je ne sais plus quelle peccadille. Dans le corridor, il croisa Georges qui descendait tranquillement, les mains dans ses poches. Il l’interpella brusquement :

— C’est ainsi que vous tenez compte de ma défense, Monsieur ?

Georges ouvrit des yeux étonnés. Plus âgé que moi, il était dans une classe plus élevée que la mienne, et ce professeur lui était inconnu.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda-t-il.

— Ce que je veux dire ? Elle est bonne celle-là. Montez à votre classe, Monsieur Paul Merville.

Georges se mit à rire.

— Vous vous trompez, monsieur, je suis Georges de Villarnay.

— Un mensonge maintenant, vous aggravez votre faute, monsieur.

— Vous allez me suivre et je vais vous montrer mon ami Paul bien tranquille là où vous l’avez laissé.

— Paul, dit Georges, en entrant dans la classe où j’étais en train d’écrire, veux-tu dire à monsieur que ce n’est pas toi qui te promènes dans les corridors ?

Le professeur était un homme d’esprit ; il trouva l’aventure si plaisante qu’il me permit de suivre mon camarade et nous appela, désormais, les deux jumeaux. À présent, viens, nous allons passer la soirée à mon hôtel.

Ils causèrent longtemps. Harry écrivit une longue lettre pour Lilian dans laquelle il mit un mot pour son oncle et un billet pour Marguerite lui disant son espoir de la revoir bientôt, et l’exhortant à se montrer ferme, qu’elle aurait, sous peu, un protecteur dans la personne de Paul qui allait tout tenter pour se rapprocher d’elle en dépit de la mauvaise volonté de leur belle-mère.

— Priez pour moi, petite amie, disait-il en terminant, j’ai peur d’être obligé de suivre mon cousin Murray en Canada ; priez, afin que je puisse concilier ces deux devoirs : devoir d’amitié et devoir de soldat.

Le lendemain, Harry reprenait la route de Londres, et, quelques jours plus tard, Paul partait pour se rendre au Havre.


CHAPITRE XI
TRISTE ARRIVÉE.


En quittant ses amis, Georges se rendit en hâte à son hôtel.

Son domestique avait tout préparé pour le voyage ; les chevaux tout harnachés piaffaient dans la cour. Le jeune homme s’assura que ses pistolets étaient bien chargés ; il monta dans la berline qui roula bientôt à grande allure sur la route durcie par la gelée. Le temps était froid mais sec ; la lune brillait dans un ciel constellé d’étoiles. Georges s’amusa quelque temps à regarder fuir les arbres chargés de givre qui bordaient la route, mais bientôt il s’absorba dans ses rêveries.

Nous le laisserons poursuivre sa route et nous le précéderons au château de Villarnay.

Ce château, situé à quelque distance de la ville d’Épinal, remontait à plusieurs siècles. Il conservait encore un air imposant avec ses hautes tours, ses remparts et ses créneaux que le temps avait revêtus d’une teinte verdâtre. Il se dressait superbe, dominant le village qui se déroulait à ses pieds avec ses blanches maisonnettes au toit de chaume et le clocher pittoresque de sa petite église.

Le comte de Villarnay était un grand vieillard d’aspect sévère et froid ; très autoritaire, mais bon et charitable aux malheureux, on l’aimait et le craignait à sept lieues à la ronde, et sa volonté faisait loi.

Possesseur d’immenses richesses, mais ayant passé une partie de sa vie dans les armées du roi, il s’était retiré du service à 55 ans. Puis, redoutant la solitude, il avait épousé la fille d’un ancien compagnon d’armes, orpheline aussi noble que belle qui lui avait donné trois enfants : Georges, Valentine et Éva.

Au moment où nous arrivons au château, l’horloge de la tour vient de sonner dix heures. Le château paraît frappé par un malheur subit. Les domestiques accomplissent leur besogne en silence ; d’épais tapis sont jetés à profusion sur les escaliers et dans les corridors pour amortir le bruit des pas. En un mot, c’est le silence de la tombe.

Deux personnes, debout sur le perron de la grande entrée, causent à voix basse. L’une de ces personnes est le vieux Jacques, le frère de lait du comte, son ami plutôt que son serviteur ; l’autre est Éva, une délicieuse fillette de 15 ans.