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Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/5

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PROLOGUE


La nuit tombait sur une froide journée de novembre de l’année 1759… Nous sommes sur les bords de la rivière Ouelle.

Une violente tempête avait sévi la veille ; une de ces tempêtes de vent de nord-est qui, de nos jours encore, sont la cause de tant de désastres.

Au loin, le St-Laurent, non encore apaisé, roulait ses vagues menaçantes, à demi-plongées dans la brume du soir.

Deux hommes suivaient, péniblement, le Chemin du Roi, rendu presque impraticable par les pluies récentes.

Ces voyageurs paraissaient épuisés de fatigue. Leur tête nue et leurs vêtements souillés disaient clairement qu’ils venaient d’échapper à quelque naufrage.

L’un de ces inconnus était grand, brun avec un teint blanc comme celui d’une femme. L’autre, plus petit, à la démarche décidée, soutenait son compagnon qui n’avançait qu’avec peine.

Une distinction native se lisait sur la figure de ces pauvres voyageurs, qui paraissaient âgés de vingt-cinq à trente ans.

Appuyé l’un sur l’autre, ils suivaient la route déserte, lorsque le plus grand des deux inconnus s’arrêta soudain.

— Je ne puis aller plus loin, dit-il en se laissant tomber au pied d’un arbre, je vais me reposer un instant.

Son compagnon, jeune homme à la figure énergique, l’enveloppa d’un regard où se lisait une profonde pitié.

— Voyons, Georges, un peu de courage, le bon Dieu ne nous a pas sauvés du naufrage et des pirates pour nous laisser mourir ici de froid et de faim… D’ailleurs, ce chemin doit conduire quelque part… Attends-moi, je vais explorer les environs… Tu n’as pas trop froid ?… acheva-t-il avec sollicitude.

— Non, ces arbres forment un abri contre le vent et nos habits ont eu le temps de sécher. Ce n’est pas le courage qui me manque, mon cher Philippe, ce sont mes jambes qui refusent de me porter plus longtemps.

— Alors reste là bien tranquille, je vais revenir bientôt.

Et le jeune homme s’éloigna en grommelant.

— Diable de pays où l’on peut marcher toute une journée sans rencontrer autre chose que des arbres, qui semblent se multiplier à mesure qu’on avance… Parions que les sauvages ne sont pas loin… Je tiens pourtant à ma chevelure… Tiens, voici une lumière : Peaux-Rouges ou blancs, il doit y avoir quelqu’un là-bas…

Et le jeune homme, obliquant à gauche, s’engagea dans un étroit sentier qu’un reste de clarté venait de lui montrer sur la lisière d’un massif de sapins qui bordait la route à cet endroit. Après quelques minutes de marche, l’inconnu se trouva devant la porte d’une petite maison qui semblait faire corps avec le rocher auquel elle s’adossait.

L’étranger frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt.

— Que désire mon frère ? demanda un homme de haute taille vêtu du costume indien en avançant une chaise au jeune homme.

La voix de l’habitant de la maisonnette n’avait pas les intonations gutturales habituelles aux gosiers indiens ; elle parut très douce au jeune étranger qui répondit :

— J’ai laissé mon compagnon là-bas, sur la route. Nous sommes des naufragés… Seriez-vous assez bon de nous donner un gîte pour cette nuit ?

— Bob l’Indien n’a jamais refusé l’hospitalité à ses frères dans le malheur. Allons chercher votre compagnon.

Puis, décrochant un fanal, il alluma le petit bout de chandelle de suif qui se trouvait à l’intérieur, à celle qui brûlait sur la table, et