Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
LES FANTÔMES BLANCS

hurle sa chanson sinistre sur le tronc d’un vieux chêne qui se dresse dans l’ombre comme un géant, frappé par la foudre. Alors, on baissait la voix davantage, car c’est l’heure où les sorciers dansent la ronde échevelée du sabbat, où les loups-garous parcourent les campagnes, pendant que les feux follets voltigent au-dessus du cimetière. Et que la chasse-galerie fait entendre dans les airs, ses bruits de chaînes et ses éclats de rire diabolique.

Aujourd’hui, nous haussons les épaules lorsqu’on rappelle devant nous les légendes d’antan. Dans certains endroits, on veille encore à la sucrerie. Mais l’on y parle politique, chevaux et affaires municipales. Sans doute, la civilisation y gagne, mais la poésie qui se dégageait de ces naïves croyances est disparue avec elle. Que voulez-vous ? Les temps sont changés… Allez donc parler feux follets et loups-garous dans un siècle où les fées : Vapeur et Electricité opèrent tant de prodiges… L’habitude du merveilleux nous a rendus réalistes.

Nous sommes de retour à la ferme, aux érables par une belle et chaude matinée d’avril.

Un mouvement inaccoutumé règne dans la grande maison. Tante Gertrude et Madeleine, les diligentes fermières, sortent des armoires les nappes, les serviettes de fine toile du pays et la vaisselle des grands jours. Toutes les personnes un peu âgées se rappellent d’avoir vu cette vaisselle bleue, à dessins chinois, qui faisait l’orgueil de nos familles canadiennes, et dont on retrouve encore quelques morceaux chez nos marchands de bric à brac.

Avec l’aide de Pierriche, le domestique de la ferme, on avait disposé une grande table entourée de bancs rustiques à la porte de la cabane à sucre.

Madeleine, sa jupe de droguet relevée sur les hanches, achevait de disposer le couvert lorsqu’elle se sentit saisir par la taille.

— Ah ! mon Dieu !… m’amzelle Lily… comme vous m’avez fait peur…

La jeune fille se mit à rire.

— Je suis donc bien effrayante, ma chère Madeleine ?

— Ah ! sainte bénite ! non ! dit la bonne fille confuse. Vous êtes jolie à croquer, c’est la surprise, voyez-vous… Etes-vous seule ?

— Non, je suis venue avec Harry et M. Georges.

— Le cher monsieur. Est-il guéri au moins ?

— Assez pour vous aider à faire les crêpes, dit Georges qui arrivait d’un autre côté. Tante Gertrude, vous ne m’avez pas oublié ? ajouta-t-11 en allant à la rencontre de la vieille femme.

— Vous oublier ! oh, non ! nous parlions de vous tous les jours. Et c’te pauvre jambe ?

— Très bien, je puis défier un chevreuil à la course, répondit Georges en riant.

— Tante Gertrude, dit alors Lilian. Donnez-moi ces serviettes et allez à la rencontre de mon oncle et de ma tante qui arrivent par l’autre chemin ; moi, je vais aider Madeleine.

Et la gracieuse enfant, s’emparant du bras de la jeune fille, l’entraîna vers la cabane où Georges et Harry les avaient précédées. Armés chacun de palettes de bois, les deux jeunes gens étaient en train de goûter au sirop doré qui s’épaississait dans les chaudrons.

— Il sera bientôt en « tire », dit le sucrier, un vieux à barbe blanche. C’est l’temps d’en mettre de côté pour les crêpes.

Les deux amis examinaient la cabane, intéressés par toutes ces choses nouvelles pour eux.

Bientôt, M. et Mme Jordan, escortés par tante Gertrude, les rejoignirent, et l’on prit place sur les bancs à la porte de la cabane.

Madeleine et sa tante commencèrent à préparer la farine et les œufs pour la pâte à crêpe. On avait apporté de la ferme une grosse cruche de lait. Tante Gertrude versa la farine dans un grand bassin, et, à l’aide d’une « micouenne » (cuillère en bois, faite par les sauvages) elle commença à délayer la pâte. Harry lui prit la cuillère des mains.

— C’est moi qui délaye la pâte, dit-il. Madeleine va casser les œufs. Allez vous asseoir tante Gertrude, vous allez goûter de ma cuisine.

— Je n’ai pas de confiance en vos talents, dit la vieille femme qui riait de tout son cœur.

On courait devant la porte. Le temps était chaud, le soleil radieux et dans la splendeur printanière de cette belle matinée d’avril, on sentait monter de la terre rajeunie je ne sais quel parfum subtil et enivrant qui transportait l’âme dans les régions du rêve et lui faisait désirer la solitude.

Lilian s’était éloignée sans que personne s’en aperçut. Georges la chercha du regard, elle n’était plus là. Alors le jeune homme, laissant là ses compagnons, s’engagea dans un sentier qui serpentait sous les arbres. Lui aussi subissait le charme de cette journée ensoleillée et son âme évoquait le souvenir des beaux jours passés dans le parc du château de Villarnay ; alors que l’avenir lui apparaissait brillant et heureux.

Ah ! qu’ils étaient loin ces jours de joies pures et d’espoir enivrant… Le vent du malheur avait passé sur le bonheur promis à ce jeune homme qui entrait dans la vie par la porte dorée… Un seul instant avait tout détruit, tout emporté ; et maintenant, loin de son pays et de sa famille, il pouvait se demander avec angoisse quel serait pour lui l’avenir.

Le sentier suivi par le jeune homme le conduisit, après mille détours, jusqu’au pied d’un rocher d’où jaillissait une source d’eau limpide et fraîche, qui bondissait sur les cailloux pour aller se perdre dans le ruisseau voisin.

Sur un quartier de rocher, Lilian était assise, les yeux fixés sur une lettre qu’elle tenait dans sa main.

Tout dans l’attitude de la jeune fille révélait une telle souffrance, que Georges, effrayé, courut vers elle.

— Lily, qu’avez-vous ?

La jeune fille tressaillit et leva sur le jeune homme ses grands yeux dont l’azur se voilait sous les larmes.

— C’est aujourd’hui le 28 avril, dit-elle d’une voix lente.

— L’anniversaire de la bataille de Ste Foye…

— Et de la mort de Paul Merville.

Une larme vint aux yeux du jeune homme.

— C’était mon meilleur ami, dit-il. Pauvre Paul !…

— Et mon fiancé à moi Georges… Vous savez que nous étions amis dès l’enfance ; Paul était mon frère, tout comme Harry… Com-