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LES FANTÔMES BLANCS

CHAPITRE III
UN PÉNITENT.


« Je ne parlerai pas de la traversée, qui fut très ennuyeuse, commença de Seilhac. J’arrive tout de suite, à l’instant où je posai le pied sur le sol français.

Malgré la joie de revoir cette patrie si chère, je ne pouvais me défendre d’un vague effroi en songeant que j’étais proscrit. M. de Vaudreuil m’avait bien dit qu’il appuierait ma cause auprès du roi, mais je n’espérais guère. Aussi, ce fut en me cachant, comme un malfaiteur, que je gagnai les Vosges.

J’arrivai au château de ton père à la nuit tombante, sans me faire connaître. Je demandai l’hospitalité.

— Asseyez-vous, me dit le vieux Jacques. Je vais demander à Mme la comtesse.

J’attendis quelques minutes, le cœur me battait bien fort… Enfin, un pas léger résonna sur les dalles du corridor, et une grande jeune fille entra, un bougie à la main.

Comme j’étais vêtu en paysan, elle ne me reconnut pas. Me prenant pour un fermier des environs, elle me demanda avec douceur :

— Que désirez-vous ? mon ami.

— La faveur de t’embrasser, petite cousine, dis-je.

— Philippe ! Oh ! mon Dieu, où se trouve Georges ?

— Toujours au Canada ; sa blessure l’a empêché de me suivre, mais tu peux être sans inquiétude, ma chère Éva, je l’ai laissé avec des amis.

— Pauvre frère, comme je voudrais le revoir. Venez mon cousin, c’est maman qui va être surprise.

Éva prit mon bras, et m’amena au salon, où se trouvaient M. et Mme de Villarnay.

À la vue de sa fille, appuyée au bras d’un paysan, ta mère s’avança vers nous d’un air sévère :

— Que signifie ceci, Éva ? dit-elle.

— Regardez-moi, ma tante, dis-je.

— Cette voix ?… murmura la comtesse…

Oh ! mon Dieu !… c’est Philippe…

Elle me serra dans ses bras, et brisée par l’émotion, elle se laissa tomber sur un divan… Je pris place à côté d’elle.

— Parle-moi de mon fils ! ce furent les seuls mots qu’elle put prononcer.

Je racontai tout ce qui s’était passé depuis notre départ de France : notre naufrage, les batailles auxquelles nous avions assisté, puis la suprême lutte où vous étiez tombés, toi et Paul Merville. Puis je dis la scène des fiançailles du jeune O’Reilly et de Mlle Merville auprès du lit où Paul agonisait.

Ma tante et Éva avaient les yeux pleins de larmes.

— Ainsi, il est mort, ce charmant garçon, le vivant portrait de mon Georges. Comme il a dû manquer à ce cher enfant.

— Oui, surtout après mon départ, mais son ami, Harry O’Reilly, fils d’une française et Irlandais de naissance, le remplacera auprès de Georges. Celui-ci est soigné dans une ferme qui appartient à un Français, l’oncle de ce jeune officier.

— Ah ! c’est un officier ce M. Harry, dit Éva.

— Oui, ma chère, le propre cousin du général Murray qui le tient en haute estime ; de sorte que Georges est entre bonnes mains. Et j’espère, ajoutai-je en terminant, que vous aurez bientôt le bonheur d’embrasser Georges, car M. de Vaudreuil, avec qui j’ai fait la traversée, m’a promis de plaider notre cause auprès du roi.

Je n’ose espérer.

— Et pourtant, le droit est pour nous, chère tante : si le marquis de P… ne nous eût pas provoqué, ce duel n’aurait pas eu lieu… S’il y a un coupable, c’est lui ! À propos, qu’est-il devenu ?… Est-il mort ?

— Non, il a survécu à sa blessure, mais il n’était plus qu’un cadavre vivant. La maladie et le remords avaient fait de ce brillant gentilhomme, une ruine. Aujourd’hui, le marquis de P… si fier de son blason, porte l’humble robe des Chartreux, et se nomme le père François… Déjà, plusieurs fois il s’est présenté à la cour pour solliciter votre rappel en France, mais son oncle, qui rêvait pour ce neveu un brillant mariage, ne peut oublier que cette belle carrière s’est brisée sous l’épée de Georges.

— Notre grâce serait assurée maintenant s’il voulait faire une dernière tentative, avec nos états de service au Canada et la haute recommandation de M. de Vaudreuil, ce serait le succès.

— Le monastère qu’il habite est tout près d’ici. Nous irons demain, si tu veux m’accompagner ?

— J’irai volontiers avec vous, chère tante, quoique je ne puisse oublier que cet homme est la cause de tous nos malheurs.

— Lorsque tu l’auras vu, il ne te restera qu’une immense pitié pour ce pauvre pénitent, mon cher, et comme nous tu pardonneras.

Le lendemain, nous nous rendîmes au monastère. Informé du but de notre visite, le frère portier nous fit entrer dans un vaste parloir, dont les murailles blanches n’avaient d’autre ornement qu’un crucifix de grandeur naturelle : œuvre d’un grand artiste, sans doute, car cette suave figure, idéalisée par la souffrance, révélait tout un poème d’amour et de pardon.

Après quelques minutes d’attente, nous vîmes entrer un religieux dont la figure disparaissait sous un capuchon.

Il s’avança vers nous, du pas silencieux des fantômes, et vint s’incliner devant ta mère.

— Vous m’avez fait l’honneur de me demander, madame la comtesses ? dit-il en rejetant son capuchon en arrière.

Je faillis jeter un cri de surprise… Ma tante ne m’avait pas trompé… Quoi ! c’était là le brillant marquis de P… que j’avais connu dans tout l’éclat de la jeunesse ! Les yeux seuls vivaient dans ce masque décharné, couvert d’une pâleur livide.

Ma tante lui exposa le but de notre visite, en ajoutant qu’une nouvelle démarche de sa part avait maintenant une grande chance de réussite.

— Je vais partir à l’instant même, répondit le père François. Priez madame, les prières