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LES FANTÔMES BLANCS

— Je ne puis me faire à ce mot : « vaincu », dit-il. J’ai vu vos compatriotes à l’œuvre, ils combattaient avec des forces inégales… non, vaincu n’est pas le mot, délaissé, abandonné, vaudrait mieux, ou du moins serait plus juste.

— Merci, monsieur, pour mes compatriotes et pour moi de cette bonne parole, répondit M. Jordan en serrant la main de l’officier.

Le repas fut gai, on taquina un peu les nouveaux époux et Lilian. Des santés furent portées aux mariés d’abord, puis à l’union des races et à la prospérité du Canada sous le nouveau drapeau que lui donnait l’abandon de la mère-patrie, ou plutôt, les desseins éternels de la Providence.

— Une semaine plus tard, Lilian, heureuse et souriante, faisait ses adieux à sa famille, et entrait au Monastère des Ursulines.

Harry fonda une messe annuelle pour le repos de l’âme du pauvre Tape-à-l’œil, mort victime de son dévouement. Une simple croix de fer fut placée sur sa tombe, avec son vrai nom, « Pierre Lamy ».

Par l’entremise du bon curé de St-Thomas, Marguerite fit parvenir, au nom d’Odette et du sien, une fort jolie somme à Adeline, la gentille servante qui avait si bien réussi à égayer tout un hiver, leur captivité. Puis, la jeune femme, choyée et gâtée par tous, oublia ses souffrances, et attendit, sans trop d’angoisses, des nouvelles de la chère absente.


CHAPITRE XXII
AU CHÂTEAU DE VILLARNAY.


Pendant que ceci se passait au Canada, la vie s’écoulait bien triste pour les habitants du vieux manoir.

Le comte était mort peu de temps après le départ de Philippe, et le vieux Jacques l’avait suivi à quelques jours d’intervalle. La comtesse et sa fille eussent été bien seules sans les visites fréquentes de M. D’Orsay, revenu en France après la guerre. Le vieux gentilhomme s’intéressait beaucoup aux pauvres femmes, il les aidait par ses conseils : mais son grand âge ne lui permettait pas de veiller aux immenses propriétés qui composaient le Villarnay. Il avait chargé de ce soin, un homme recommandé par un ami, mais dont la figure sournoise déplaisait à la comtesse.

On était aux premiers jours du mois d’août, et la nuit tombait sur une journée de chaleur suffocante. De gros nuages noirs, qui semblaient recéler la foudre dans leurs flancs, se poursuivaient dans le ciel sombre ; tout faisait présager un orage prochain. La comtesse frappa sur un timbre.

— Fermez les fenêtres, Rémy, dit-elle au domestique qui se présenta, et envoyez-moi Marie. Savez-vous où se trouve M. Blaise ?

— Dans la cour, madame la comtesse.

— C’est bien, allez… L’orage s’annonce terrible, dit Mme de Villarnay en se tournant vers Éva.

— Terrible en effet, que je plains les pauvres voyageurs que cette tempête va surprendre sur la route.

En ce moment, le roulement d’une voiture, lourdement chargée, ébranla le pont-levis, et, un coup de cloche impatient fut sonné à la grille. Un lourd carrosse entra dans la cour et une voix habituée au commandement jeta cet ordre au domestique :

— Mets les chevaux à l’écurie, et vite !

— De quel droit donnez-vous des ordres ici ? cria l’intendant qui accourait.

Mais il se sentit griffé aux épaules par deux mains nerveuses, pendant qu’une voix sarcastique lui criait :

— Du droit qu’a le maître de céans de rentrer chez lui à toute heure. Rappelle-toi de ça, mon bonhomme !

Les domestiques, attirés par le bruit, accouraient avec des lanternes. Un cavalier venait de rentrer dans la cour ; l’intendant se précipita pour lui barrer le passage. Mais la comtesse et Éva apparaissaient sur le haut du perron, venant au-devant des visiteurs.

— Ma tante ! crie une voix, dites donc à cet imbécile de me laisser passer.

— Philippe ! cria Éva, en s’élançant pour courir à la rencontre du jeune homme. L’ombre qui couvrait les premières marches du perron l’empêcha de distinguer un groupe qui montait, elle vint tomber dans les bras de Georges qui la berca sur son cœur.

— Ma petite Éva ! je te revois enfin… Maman, attendez-moi, je monte. Éva l’embrassa, encore, et Georges, entraînant Odette, vint se jeter au cou de sa mère, trop émue pour parler.

Philippe arrivait avec Éva :

— En voilà une surprise, ma bonne tante. Voyons Georges, égoïste, ne l’accapare pas, cette tante chérie ; il nous la faut un peu… N’est-ce pas, Odette ?

Odette, un peu pâle et les yeux humides, regardait les effusions de ces êtres qui se revoyaient après une si longue absence. Elle sourit à Philippe :

— Ne troublez pas leur joie, dit-elle

Mais sa voix avait rappelé la comtesse et son fils à eux-mêmes. Georges prit la main d’Odette.

— Je vous amène une fille, ma mère : Mlle Odette Merville, la sœur de mon ami Paul. Embrassez-la, maman.

— Puis-je vous le donner, ce doux nom ? demanda la jeune fille en appuyant sa tête sur l’épaule de la comtesse.

— Oui, chère petite. Viens embrasser ta nouvelle sœur, Éva. Celle-ci s’approcha, et d’un geste caressant, elle releva la jolie tête, toujours appuyée sur l’épaule de Mme de Villarnay.

— Ah ! la jolie enfant ! dit-elle. Et vous voulez bien être ma sœur chérie ? Venez que nous fassions connaissance.

— Bon, dit Philippe, je vais peut-être avoir mon tour. Chère tante, n’aurez-vous pas un mot pour un pauvre neveu qui soupire depuis une heure.

— Grand fou ! dit la comtesse en le serrant dans ses bras. Que faudrait-il à cette tête de gascon pour devenir sérieuse ? Le jeune homme haussa les épaules avec un geste comique :

— Trois quarts de siècle de plus, chère tante !

Georges présenta Angèle à sa mère.

— Vous êtes la bienvenue, ma bonne, dit la comtesse. J’ai besoin d’une aide intelligente pour conduire les domestiques ; vous serez cette aide, si vous le voulez.