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désirs, telle était madame d’Hecmon. Elle avait pour voisine une jeune Agnès de seize ans, jolie comme on l’est au village ; de fortes couleurs, de belles dents, des yeux niaisement beaux, une taille élancée, une peau un peu brune, un esprit nul, mais une bonne volonté sans bornes, voilà Lucile. Alexandre, placé sur le devant de la voiture, était serré dans un coin vis-à-vis celui qu’occupait la jeune campagnarde, par un énorme président au sénéchal d’une petite ville, raide personnage, bavard impitoyable, sot et fier comme un magistrat subalterne. Le sénéchal pesait aussi sur un squelette long et pâle, qu’on reconnaissait à son immense rapière, à son antique feutre ombragé de quelques plumes de coq, à son habit vert orné d’une ci-devant broderie dont il ne restait plus que des soies éparses, pour être un noble châtelain. Le dernier personnage était un bon marchand, peu cérémonieux, aimant ses aises, se disputant toujours pour l’étendue qu’il voulait donner à sa place, avec le gentilhomme, dont le maigre individu se trouvait horriblement comprimé par les corpulences du sénéchal et du négociant.

Les premières heures se passèrent assez silencieusement ; le jour ne brillait point encore. Le magistrat, le marchand, le chanoine, la vieille dame dormaient ; le gentilhomme qu’on étouffait, disait ouf à tout moment ; les jeunes femmes chantaient à demi-voix, et Alexandre