Page:Rod - L’Innocente, 1897.djvu/171

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lèvres exsangues, des yeux entourés d’un cercle noir, — de grands yeux brûlés de fièvre qui ne pleuraient pas. Ah ! cette fois, elle n’avait plus d’âge, plus de couleurs, plus de beauté, presque plus de vie. C’était une vieille femme, avec des mèches grises qui pendillaient autour de son front labouré de rides. C’était la douleur, l’affreuse douleur la plus humaine et la plus désespérée, la douleur suprême de celle qui a tout perdu et se retrouve vivante à côté de la mort. Elle poussa une espèce de gémissement, une plainte de bête blessée, un de ces cris qui sont la langue du désespoir. Elle nous tenait les mains. Puis elle me prit dans ses bras, sur ses genoux, et se mit à me bercer d’un mouvement rythmique. Ou bien, elle promenait ses doigts dans mes cheveux et se penchait pour poser sur mon front ses lèvres fiévreuses ; et elle répétait :

— Ah ! toi !… toi !… toi !…

Je me demandais ce que ce mot voulait dire, tout le sens qu’il cachait, toutes les pensées qu’il représentait, et j’avais peur de quelque chose d’inconnu, de pire que la mort, de la folie, sans doute, qu’obscurément je pressentais très proche, rôdant, invisible, par la chambre mortuaire, guettant ce front que la douleur lui livrait. Ma mère se rapprocha. Je sentis sa main qui se posait sur moi, prête à me défendre ; et je me mis à pleurer, d’abord