Page:Rod - L’Innocente, 1897.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

veux, je te la raconterai ce soir. Peut-être qu’elle te fournira la matière d’un roman.

Il se tut, les yeux fixés sur le portrait. Puis, après un silence, il ajouta presque tendrement :

— J’espère qu’elle est bien ici, la pauvre, dans ce décor d’une époque où elle eût été plus heureuse, parmi ces personnes qui, par leur intelligence des choses du cœur, étaient dignes d’elle. Et je l’y laisserai. Et j’éprouve une sorte de joie à honorer son portrait, bien qu’il soit médiocre : c’est une revanche qui lui était due, — c’est la seule que je puisse lui offrir !

La perspective d’une « histoire » ne m’avait point d’abord enthousiasmé : on nous en offre si souvent, à nous autres romanciers, et d’habitude, d’un si mince intérêt ! Mais les paroles de Philippe, surtout la piété de leur accent, excitèrent ma curiosité. D’ailleurs, la femme était assez belle pour avoir eu un roman, même en ce coin perdu du monde ; et la beauté n’exerce-t-elle pas presque toujours une action singulière sur notre imagination, qu’elle excite et qu’elle entraîne ? Dans l’après-midi, Nattier dut me quitter pour ses visites de malades. Je flânai par la ville, je rôdai autour du château, je cherchai l’ombre des sapins : je voyais toujours dans ma pensée la douce et belle figure, dont le sourire semblait me dire : « Regarde-moi bien, car il y a du mystère