Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/320

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tanguait dans l’air. Toute la flottille des notes du carillon suivit, s’espaça, vola dans le vent et les étoiles.

Le carillonneur joua avec frénésie pour ne plus rien percevoir des scènes de la rue ; il convoqua à son jeu toutes les cloches, les plus grosses qui d’ordinaire n’interviennent que pour ponctuer une mélodie, comme les moulins ponctuent une plaine, jusqu’aux plus petites, les infimes, les enfantines, dont le babil de moineaux fit un nuage de bruit, un concert criard où rien ne s’entendait plus. Vaste orchestre, unisson final ! Le beffroi vibrait, craquait comme si toutes les cloches, trop réveillées des sommeils séculaires, avaient décidé de fuir ailleurs, de quitter leurs solives, les monotones dortoirs, et déjà dégringolaient dans l’escalier de la tour. Le carillonneur s’exaspéra. Il frappa des pieds et des mains le clavier, se pendit aux tiges de fer qui soulèvent les battants, actionna les cloches jusqu’au paroxysme ; et vécut ainsi comme dans une bataille de son bruit contre le bruit d’en bas.

Épuisé, il lui fallut s’arrêter quelques minutes entre deux morceaux. Les cris remontèrent, la rumeur d’eau, l’aigre folie des fanfares. Le Cortège continuait sa course bruyante, promenait ses paillettes, ses sottises, son serpent colorié, sa funèbre gaîté d’Arlequin dans le dédale obscur des rues.

Cela dura plusieurs heures. Le carillonneur ne cessa pas de jouer, résigné, narguant lui-même l’ironique sort de faire chanter des cloches, d’asperger la ville