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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

noire le jeta dans une suite d’étranges perplexités…… Il lui sembla qu’à cette table tous les yeux étaient attachés sur cet homme, que la voix des femmes tremblait en lui adressant la parole, que celle des hommes perdait elle-même de sa rudesse. À deux pas de Maurice, quelques jeunes seigneurs s’inquiétaient peu de raconter à demi-voix les prouesses galantes du mulâtre, ses triomphes, sa veine inouïe de bonnes fortunes. D’autres se récriaient sur son adresse, son agilité, ses moyens de réussir. Maurice aima mieux se persuader qu’il possédait un talisman que de croire à sa supériorité ; un mulâtre pouvait-il l’emporter à ce point sur un créole ? Abîmé dans cette incroyable contemplation, Maurice ne tarda pas à sentir glisser dans ses veines un froid inconnu ; il lui sembla que ce triomphe qui l’insultait, raillait sa propre passion et la taxait à ses propres yeux d’infirmité ou d’insuffisance. Il vit Agathe, Agathe son plus cher désir, son rêve bien-aimé, son tourment, debout devant lui, la veille de ce même jour, tenant à la main le menuet du mulâtre. Agathe avait retenu le nom de cet homme ; peut-être l’avait-elle vu, peut-être l’aimait-elle !…… Cette idée fit refluer tout son sang à son cerveau. Pour la première fois, Maurice éprouva un supplice affreux, une indéfinissable torture, la honte de la jalousie vis-à-vis d’un être dont il ne pensait pas qu’il pût se déclarer même le rival. La veille, il avait demandé à sa mère si elle se rappelait le nom de Saint-George, et la marquise n’avait pas manqué de lui répondre : « C’était un de vos esclaves à la Rose. » Nulle voix, nul souvenir ne s’était élevé dans le