Page:Roger de Beauvoir - Le Chevalier de Saint-Georges V1, 1840.djvu/254

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

Pendant que le rhum et l’eau-de-vie circulaient sur les tables, les hommes de la colonie faisaient leurs marchés : on n’entendait parler que de balles de sucre, d’indigo, de mines de fer. Je regardais ce long ruban de damnés, plus horrible cent fois que celui de la fresque de Michel-Ange, quand j’entendis vibrer près de moi une voix douce, une voix qui me parut celle d’une femme, tant les notes m’en semblèrent grêles et abaissées… Étonné qu’une femme osât aborder cet antre, je me retournai vers la table d’où la voix partait, et je ne tardai pas à reconnaître un jeune homme au visage livide, au teint fiévreux, qui causait avec sir Crafton, le capitaine de l’Ariane,

« — Vous êtes fou, marquis, reprenait le capitaine, puisque les mines d’or de la partie espagnole n’offrent plus la moindre chance et qu’il n’y a rien qui vous retienne, il est décidé que vous partez avec moi. Je lève l’ancre demain, et si je ne vous ramène à la Pointe-à-Pitre, je ne veux plus me nommer sir Crafton !

« — Capitaine, — répondit le jeune homme, interrompu de temps à autre par la toux sèche que donne le mal de poitrine parvenu à son extrême période, — capitaine, je ne vous suivrai pas… Songez que ce n’est que pour après demain que le juif Nathaniel m’a promis… Je sais qu’il se glisse dans la Concha des petits blancs qui font le commerce ; mais, sir Crafton, il me faut deux cent mille livres…

« — Deux cent mille livres ! peste ! mais cela est