Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/106

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Célestine. L’agneau s’en va aussi vite que le mouton. Nul n’est si vieux qu’il ne puisse vivre encore une année, nul n’est si jeune qu’il ne puisse mourir aujourd’hui. En cela, vous avez peu d’avantages sur nous.

Mélibée. Tu me surprends avec tout ce que tu m’as dit ; tes raisonnements me font penser que j’ai dû te voir en d’autres temps. Dis-moi, mère, es-tu cette Célestine qui demeurait aux Tanneries, près de la rivière ?

Célestine. Tant qu’il plaira à Dieu.

Mélibée. Tu es devenue vieille ; on a bien raison de dire que les jours ne s’en vont pas en vain. En vérité, je ne t’aurais pas reconnue sans ce petit signe que tu as sur la figure. Je m’imaginais que tu étais belle ; tu es tout autre, tu es bien changée.

Lucrèce. Hi, hi, hi ! Il est bien changé, le diable ; elle était belle, oui, avec ce Dieu vous garde57 qui lui traverse le visage.

Mélibée. Que dis-tu, folle ? De qui parles-tu ? De quoi ris-tu ?

Lucrèce. De ce que vous ne reconnaissiez pas la mère Célestine.

Célestine. Madame, empêchez le temps de marcher et je saurai bien m’empêcher de changer. N’avez-vous pas lu cette sentence : « Le jour viendra où tu ne te reconnaîtras plus dans ton miroir ? » Mais aussi j’ai grisonné avant l’heure et je parais le double de mon âge ; aussi vrai que je suis pécheresse et que votre corps est gracieux, je suis la plus jeune de quatre filles que ma mère mit au monde. Voyez que je ne suis pas aussi vieille qu’on le croit.

Mélibée. Amie Célestine, je me réjouis beaucoup de t’avoir vue et d’avoir fait connaissance avec toi ; tes raisonnements m’ont fait grand plaisir. Prends ton argent et va avec Dieu ; il me semble que tu ne dois pas encore avoir mangé.