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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/171

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avait fait trois enfants : on dirait deux énormes calebasses. Je ne lui ai pas vu le ventre ; cependant, si j’en juge par le reste, je crois qu’elle l’a aussi flasque qu’une vieille de cinquante ans. Je ne sais de quelle manière Calixte l’a vue ; il en néglige d’autres qu’il pourrait avoir plus facilement et avec lesquelles il aurait plus de plaisir. Mais voilà, quand le goût est usé, il lui arrive souvent de trouver doux ce qui est amer.

Sempronio. Il me semble qu’ici chacun vante sa marchandise ; on dit le contraire de tout cela dans la ville.

Areusa. Rien n’est plus loin de la vérité que l’opinion du vulgaire ; jamais tu ne vivras heureux si tu te soumets à plusieurs volontés, parce qu’il est positif et vrai que tout ce que le vulgaire pense est vanité ; ce qu’il dit, fausseté ; ce qu’il réprouve est bon ; ce qu’il approuve, mauvais. Et dès que ce que je viens de dire est sa plus certaine habitude, ne juge pas de la bonté et de la beauté de Mélibée par ce qu’on en dit.

Sempronio. Amie, le vulgaire ne se tait jamais sur les défauts des seigneur ; aussi je crois que si Mélibée en avait quelqu’un, il aurait été promptement découvert par ceux qui la voient plus souvent que nous. Et lors même que je reconnaîtrais ce que tu dis, Calixte est un noble cavalier, Mélibée est fille de gentilhomme ; il est juste que ceux qui sont de haute naissance se recherchent entre eux. Il n’est donc nullement étonnant que Calixte aime Mélibée plutôt qu’une autre.

Areusa. Vilain soit celui qui croit l’être ! les œuvres font la naissance, car, après tout, nous sommes les uns et les autres enfants d’Adam et d’Ève. Que chacun cherche à être bon par lui-même et ne demande pas son mérite à la noblesse de ses ancêtres.

Célestine. Sur mon âme, mes enfants, cessez ces discussions, et toi, Élicie, reviens à table et laisse là ta bouderie.