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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/173

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font, ils n’en éprouvent aucune peine, ils ne voient et n’entendent pas. Je puis juger de tout cela par ce que j’ai remarqué chez des hommes moins passionnés, moins dévorés des flammes d’amour que Calixte. Ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne rient pas, ne pleurent pas, ne dorment pas, ne veillent pas, ne parlent pas, ne se taisent pas, ne souffrent pas, ne se reposent pas, ne sont ni contents ni mécontents, tant les agite cette douce flamme qui remplit leurs cœurs. Si la force de la nature les oblige à faire quelqu’une de ces choses, ils y pensent si peu que lorsqu’ils mangent, la main oublie de porter la nourriture à la bouche : si on leur parle, on ne peut en obtenir une réponse convenable ; leurs corps sont avec eux, leurs cœurs et tous leurs sens sont avec leurs maîtresses. L’amour a une force immense ; il traverse non-seulement la terre, mais encore les mers, tant il est puissant. Il domine également toutes les classes d’hommes, il surmonte toutes les difficultés. C’est une chose chagrine, redoutable, une source d’inquiétudes ; elle porte à voir toutes choses sous leur plus mauvais côté. Si vous avez été de bons amoureux, mes enfants, vous reconnaîtrez que je dis vrai.

Sempronio. Mère, en toutes choses tu as raison. Ici est une femme qui a fait de moi un autre Calixte : je perdais l’esprit, j’avais le corps fatigué, la tête vide ; je sommeillais le jour, je veillais la nuit, attendant toujours l’aurore avec impatience ; je faisais des folies, j’escaladais les murs, je risquais ma vie à chaque instant ; j’allais au-devant des taureaux, je faisais courir les chevaux, je lançais le disque, je joutais à la lance, je me brouillais avec tous mes amis, je brisais des épées, je faisais des échelles, je mettais des armures ; je faisais mille sottises dignes d’un amoureux, des vers, des jeux de mots ; j’inventais mille choses galantes ; tout cela du reste a été on ne peut mieux placé, puisque j’ai gagné un tel joyau.

Élicie. Tu es donc bien persuadé que tu m’as