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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/233

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Mais toi, douce imagination, toi qui le peux, viens à mon secours, retrace-moi la forme angélique de cette brillante image ; ramène à mes oreilles le doux son de ses paroles, ces dédains involontaires, ces « éloignez-vous de moi, seigneur, n’approchez pas de moi, » ce « ne soyez pas discourtois, » que je voyais sortir de ses lèvres rosées, ce « ne veuillez pas ma perte, » qu’elle disait à chaque instant, et ces amoureux embrassements entre chaque parole. Rappelle-moi comment elle me saisissait et me repoussait, comment elle me fuyait et se rapprochait de moi ; ces baisers sucrés, ce dernier salut avec lequel elle prit congé de moi et qui sortit de sa bouche avec tant de peine ; puis cet abandon, ces larmes semblables à des perles, qui tombaient, sans qu’elle s’en aperçût, de ses yeux clairs et brillants.


Sosie. Tristan, que te semble de Calixte ? Il a fait un bon somme ; il est déjà quatre heures du soir, et il ne nous a pas appelés, il n’a pas mangé.

Tristan. Tais-toi, le sommeil n’est jamais pressé. Au reste, notre maître est triste, d’une part, du malheur de nos deux camarades ; joyeux, d’une autre part, du grand plaisir qu’il a goûté avec sa Mélibée. Quel autre effet veux-tu que produisent deux sentiments aussi contraires sur un cœur aussi affaibli que celui dans lequel ils sont logés ?

Sosie. Penses-tu que les morts lui donnent bien du regret ? Si celle que je vois de cette fenêtre passer dans la rue n’en avait pas plus, elle ne porterait pas une toque de cette couleur.

Tristan. Qui est-ce, frère ?

Sosie. Approche-toi et tu la verras avant qu’elle soit passée. Vois cette femme en deuil qui essuie ses larmes : c’est Élicie, la protégée de Célestine et la maîtresse de Sempronio ; une fort jolie fille, bien que maintenant la pauvrette soit perdue, car Célestine lui tenait lieu de mère, et Sempronio était le principal