Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1013

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poir de la renverser ! Puissé-je voir s’assurer dans mon pays un gouvernement sage, qui, rappelant les hommes à la justice, à la bonté, les rende au bonheur que la nature leur avait destiné ! Que ceux que j’aime savourent la félicité qu’ils auront concouru à établir, et je ne désirerai plus rien pour la mienne : j’oublierai les maux particuliers que l’ancien ordre des choses ou le malheur des circonstances pourrait me laisser à sentir.

Je vais demain à la petite ville conduire ma chère E. [Eudora] ; cette nouvelle séparation me retrace amèrement toutes les raisons qui m’ont une fois obligée à la faire, et mon cœur se déchire. Faut-il si bien connaître les charmes et les devoirs de la maternité pour être privée de sa plus douce tâche ! Qu’est-ce que le soin d’allaiter son enfant, en comparaison de celui de former son cœur ? Le premier me fut si cher, que je l’achèterais de tout mon être et que je l’aurais payé de ma vie ; pourquoi ne m’est-il pas donné de me livrer à l’autre ? Il est trop vrai que, dans toutes les situations de la vie civile comme dans la grande société, même le bien apparent qui contrarie la nature est une source d’abus ou de douleurs. Les hommes ne sont pas nés pour être écrivains, mais citoyens et pères de famille avant tout ; les femmes ne sont pas faites pour partager toutes les occupations des premiers ; elles se doivent entièrement aux vertus, aux sollicitudes domestiques, et elles ne sauraient en être détournées sans intéresser et altérer leur bonheur. Heureuses celles dont les devoirs ne sont point contradictoires et qui ne sont pas forcées de choisir entre les sacrifices de quelques-uns d’eux ! Pour adoucir le chagrin que ranime le sujet de mon voyage, je ferai servir celui-ci à des emplettes où vous êtes pour quelque chose, puisqu’il est question de vêtir des orphelins auxquels vous avez destiné des soulagements ; je dois confesser que la volupté de faire le bien au nom de ceux que l’on chérit mérite des compensations qu’on ne peut trouver trop grandes, et puisque le destin balance aux humains le plaisir et la peine, quiconque sait aimer et peut être utile ne peut plus avoir à se plaindre.

J’ai saisi avec attendrissement ce que vous nous avez dit, et de votre excellent père, et de votre digne ami G[arran] ; j’ai compris ce que vous vouliez me répondre ; j’ai tout entendu. Il est impossible, mon ami, que nous cessions jamais de nous entendre ; l’imagination s’égare, la raison se trompe, et la philosophie même s’abuse ou nous abuse quelquefois, mois un cœur droit ramène toujours à la vérité, c’est sa tendance inévitable. J’arrête ici pour ajouter demain quelque chose avant d’envoyer à la poste ; il est minuit, je suis dans ce cabinet… où je ne pourrai bientôt plus faire des lectures solitaires comme il