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une loi de se conserver tous les moyens de les remplir. Ne soyez pas injuste à force de tendresse ; vous avez assez de vos chagrins, sans y joindre des remords imaginaires. Sans doute, l’expérience nous ramène à préférer l’exercice des vertus privées et la simplicité des jouissances naturelles à l’acquis des talents et la gloire des succès ; mais est-on coupable pour tenter ceux-ci, quand la force de l’âge et l’intérêt d’une patrie les inspirent ou les commandent ? Le ciel a voulu terminer la carrière déjà avancée de l’homme juste à qui vous deviez le jour, dans la circonstance de votre éloignement ; pouvez-vous croire que votre présence eût suspendu le cours des choses ?

Il fût expiré dans vos bras, que votre ingénieuse douleur vous aurait encore imputé quelque oubli prétendu des moyens de le sauver. S’accuser toujours soi-même n’est pas l’un des moins funestes excès des passions ; on s’ôte ainsi ses propres forces et prépare une excuse au désespoir.

Je n’imagine pas de plus grand courage que celui qui, nous laissant voir les maux dans toute leur étendue, ne cherche ni à les pallier, ni à les accroître par des suppositions forcées ; que celui qui nous fait nous supporter nous-mêmes, sans étonnement de nos faiblesses comme sans orgueil de nos vertus, occupés de combattre les premières sans nous aigrir de leur existence, et de soutenir, de fortifier les secondes sans nous alarmer des difficultés.

Le parti le plus sage qu’on puisse tirer des événements n’est pas de se replier dans le passé pour combiner ce qui les eût peut-être adoucis : on ne fait ainsi que se consumer en regrets inutiles ; mais c’est de les appliquer à l’avenir pour mieux juger ce à quoi il convient de s’arrêter. Or, dans presque toutes les opérations de ce genre, le sentiment nous guide mieux qu’une froide théorie. C’est ainsi qu’en ce moment vous vous attachez, avec grande raison, à l’idée de vous fixer en Auvergne et au sein de votre famille ; on est trop heureux d’en avoir une selon son cœur ! Je me sais bon gré d’avoir toujours été frappée de cette considération pour vous, lors même que d’autres projets semblaient s’offrir sous un beau jour.

Nous ne deviendrons pour cela jamais étrangers les uns aux autres, j’aime à penser que nous pourrons même encore nous regarder comme voisins ; mais la nature vous a marqué votre place au milieu de ceux avec qui elle vous unit par des liens qui sont toujours les plus doux à l’homme, quand la dépravation de la société ne les a point altérés. Croyez que le bonheur n’est pas éteint pour vous ; son gage assuré est dans le sentiment qui vous fait apprécier la vie par le charme d’y pratiquer le bien. Sans doute, il n’y a que celui-là d’inaltérable ;