Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1324

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Je suis étonnée que les deux amis[1] ne t’aient porté que mon premier billet ; tu aurais dû recevoir par eux deux longues lettres. La seconde se sentait de l’indignation dont m’avaient pénétrée ma seconde arrestation et l’affreux entourage que je me trouve avoir dans cette autre maison. Je n’échappe point encore à l’impression que produisent les propos dégoûtants des femmes perdues qui logent sous le même toit, les rumeurs qu’excitent parfois les tentatives des assassins pour égorger leurs gardiens[2]. Je n’écris plus ici comme je faisais dans mon premier logis, je me sens très surveillée, et je ne veux pas exposer mes pensées à tomber dans des mains indignes. Je suis capable de dire à mes bourreaux tout ce qu’on peut leur adresser de terrible, mais ils ne sont pas faits pour entendre tout ce que je pourrais exprimer. J’ai repris le dessin. Je fais de l’anglais, je lis les anciens, je médite beaucoup et je sens davantage.

Le pauvre X. [Roland] est dans un triste état. Ma seconde arrestation l’a rempli de terreur ; il m’a envoyé de trente lieues une personne qu’il a chargée de tout tenter[3]. J’ai fait sentir l’imprudence et les dangers de pareilles entreprises ; d’ailleurs, je ne veux pas m’y prêter ; ce serait gâter ses affaires en pure perte, s’exposer davantage et se couvrir d’un vernis de crainte en compromettant encore de dignes gens ; car, dans toutes mes prisons, je trouve des gardiens honteux de m’y voir, qui cherchent à me faire oublier ce que leur office a d’odieux. Il n’est pas jusqu’aux derniers porte-clefs, dont quelques-uns ont pourtant une figure scélérate, qui n’aient l’air humble à ma vue, comme étonnés de celle de l’honnêteté. Et puis… mais qu’ai-je besoin de le dire ? N’ayant pas craint d’être ici, je ne dois pas trouver pénible d’y rester.

Je n’ai su l’arrivée du malheureux B [rissot] qu’après mon départ du même lieu[4], et j’imagine que le dessein de m’ôter de son voisinage a contribué à l’atroce manœuvre par laquelle j’ai été reprise au même moment que relâchée. Il est très vrai que c’est de l’invention de Ch.[5] et autres du Comité de Sûreté générale. On peut en juger par sa réponse au ministre, qui avait pressé

  1. Probablement Louvet et Guadet. Louvet et son amie avaient quitté Paris le 24 juin, étaient arrivés à Évreux le 25, y avaient trouvé Guadet venant de Paris à Pied. Le lendemain, 26, Louvet et Guadet arrivaient ensemble à Caen (Mém. de Louvet, éd. Aulard, I, 101-102).
  2. Cf. Mém., I, 209-232.
  3. Tout nous porte à croire que cette personne était Mme  de Vouglans (Henriette Cannet), venue d’Amiens, qui est, en effet, à 30 lieues (133 kilomètres) de Paris. — Cf. la lettre suivante, et Mém., II, 248. — Voir aussi Appendice A.
  4. Nous avons dit que Brissot fut écroué à l’Abbaye le 23 juin, et que Madame Roland en sortit le 24.
  5. Chabot.