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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1335

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Toute cette semaine vient de se passer au bruit des cloches et du canon, que font retentir quelques mains payées. Les sections, peu nombreuses dans leurs assemblées et dominées comme à l’ordinaire, n’offrent point le vœu libre de la masse des Parisiens, mais l’expression forcée, arrachée par l’activité turbulente de quelques individus à d’autres faibles et contraints.

Je fais ici la vérification de l’axiome tant répété, que rien ne supplée l’œil du maître, et j’aurais de bonnes observations à faire sur le régime des prisons à un ministre qui voudrait s’occuper de cette partie intéressante. J’ai eu la fantaisie de me réduire au régime particulier qu’établit l’État pour les détenus ; j’y trouvais le plaisir d’exercer l’empire qu’on aime à avoir sur soi-même dans la diminution de ses besoins, et le moyen de faire du bien à ceux qui sont plus malheureux que moi. Mais les forces physiques n’égalent plus les autres chez moi, il m’a fallu abandonner mon entreprise[1]. Le défaut d’exercice n’admet point un grand changement dans la qualité des aliments, parce qu’il ne permet d’en prendre qu’une moindre quantité. J’ai ici un meilleur air qu’à l’Abbaye, et je passe, quand je veux, dans l’agréable appartement du concierge[2]. C’est même là que je suis obligée d’aller recevoir le petit nombre de ceux qui peuvent me visiter ; mais il faut traverser pour cela une grande partie de la maison sous l’œil des guichetiers et celui des vilaines femmes qui errent dans mon quartier. Je garde donc habituellement ma cellule. Elle est large de manière à souffrir une chaise à côté du lit. C’est là que, devant une petite table, je lis, je dessine et j’écris ; c’est là que, ton portrait sur mon sein ou sous mes yeux, je remercie le ciel de t’avoir connu, de m’avoir fait goûter le bien inexprimable d’aimer et d’être chérie avec cette générosité, cette délicatesse, que ne connaîtront jamais les âmes vulgaires, et qui sont au-dessus de tous leurs plaisirs.

Des fleurs que Bc. [Bosc] me fait envoyer du Jardin des Plantes[3] décorent cet austère réduit, y développent leurs formes heureuses et le parfument de leurs douces odeurs. Une pauvre prisonnière de mon voisinage me rend des services dont le secours est utile à ma faiblesse, et dont le prix ne l’est pas moins à sa misère. Voilà ma vie.

Mais sais-tu que tu me parles bien légèrement du sacrifice de la tienne, et que tu sembles l’avoir résolu fort indépendamment de moi ? De quel œil veux-tu

  1. Cf. Mém., I, 210.
  2. Bouchot, que Madame Roland, dans se Mémoires, appelle Bouchaud.
  3. Mém., I, 218 : « le fidèle Bosc qui m’apportait des fleurs du Jardin des Plantes, dont les formes aimables, les couleurs brillantes et les doux parfums embellissaient mon obscur réduit… »