Tu es bien difficile à convaincre, mon bon ami ; il est pourtant vrai que j’ai un appétit soutenu, un sommeil calme et profond dont je ne pourrais jouir au même degré si je ne nourrissais pas. Le retour de mon lait est si constant que, depuis huit à neuf heures du matin jusqu’à neuf ou dix du soir, ma fille ne prend rien autre que mon sein. Immédiatement avant et après cet intervalle, elle mange une soupe ; elle prend de l’eau d’orge et du lait dans les douze autres heures que j’emploie à dormir ; ce qu’elle fait aussi en partie, plus ou moins, suivant sa disposition. Il est vrai aussi qu’à l’exception des moments des repas dont je fais même quelques-uns avec l’enfant sur l’un de mes bras, il me laisse peu de repos, tant son appétit et son avidité sont extrêmes. Sans doute, il n’en sera pas toujours ainsi ; dans tous les cas, je remplirai ma vocation. Je suis rentrée dans une carrière laborieuse ; je savais d’avance qu’elle était telle, puisque j’en avais déjà parcouru la partie la plus difficile ; mais lorsque mes tentatives n’auraient pas été, comme elles sont, couronnées par le succès, elles n’auraient pas été non plus moins nécessaires à ma tranquillité. Si j’avais négligé de solliciter la nature après ma maladie, je me serais toujours dit que je n’avais pas fait pour notre enfant tout ce qu’il m’avait été possible de faire. Ses plus légères souffrances auraient éveillé chez moi ce remords, et, s’il lui fût arrivé quelque accident grave, j’aurais été inconsolable le reste de ma vie. Voilà ce qui m’a déterminée, quoique je fusse débarrassée de mon lait peut-être mieux que je ne pourrai l’être lorsqu’il faudra cesser de nourrir, et qu’il m’eût été doux de reprendre, sans distractions fatigantes, les occupations que nos goûts
- ↑ Ms. 6238, fol. 194-197.